La sobriété énergétique, retour à l’âge de pierre ? Pas pour Yamina Saheb.

« La sobriété au-delà de l’énergie ». C’est le titre de la conférence organisée le 15 novembre 2023 par l’école polytechnique de Bruxelles (ULB). Energie Commune y était présente et vous en a fait une petite synthèse.

Ingénieure en bâtiment et docteure en énergie, enseignante à Sciences Po Paris, Yamina Saheb est l’une des autrices du troisième volet du rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), consacré à la réduction des émissions de gaz à effet de serre, paru en 2022. Elle a travaillé sur le chapitre consacré au secteur du bâtiment. Devant un public majoritairement composé d’étudiants, l’experte a transmis un vigoureux plaidoyer en faveur d’une sobriété appliquée à tous les domaines “de notre vie quotidienne”.

Se mobiliser pour un monde vivable

Selon Yamina Saheb, la sobriété est un concept encore trop méconnu de la population et même des experts du climat. Il s’agit pourtant d’un des leviers les plus importants si l’on veut s’inscrire dans les accords de Paris pour limiter le réchauffement de la température entre 1,5°C et 2°C par rapport à l’ère pré-industrielle. L’experte du GIEC rappelle qu’actuellement on se dirige plutôt vers une augmentation de 3°C pour l’ensemble de la planète et même de 4°C pour l’Europe à la fin de ce siècle. Un tel réchauffement rendrait la vie humaine carrément impossible dans certaines régions. Yamina Saheb puise dans ce constat catastrophiste l’énergie pour lutter en faveur d’un changement radical de modèle, pour opérer non pas une transition mais une transformation, une métamorphose de notre société. La bonne nouvelle, car il y en a aussi, c’est que la sobriété ne signifie pas nécessairement un avenir morose, un retour en arrière à l’âge de la bougie.

Les 4 piliers de la sobriété

Pour le GIEC, ce concept de sobriété repose sur 4 piliers dont le premier est le politique. Car ce sont les politiques publiques qui déclenchent l’évolution des normes sociales, comme on peut le voir pour la pratique du vélo : c’est grâce à une bonne signalisation et à des pistes cyclables qu’on pourra la favoriser. Selon l’experte, on ne peut mettre sur les citoyens toute la charge mentale de la transformation du système. En effet, les citoyens sont « enfermés » dans les solutions techniques proposées par l’industrie et autorisées par le politique.

Le deuxième pilier énonce que la sobriété concerne toutes les ressources naturelles : il faut éviter en amont l’utilisation d’énergie, de matériaux, de sols, d’eau, donc cela dépasse de loin la sobriété énergétique, même si l’énergie est présente à chaque fois que l’on extrait une matière première et qu’on la transforme.

Le troisième pilier de la sobriété repose sur la garantie du bien-être pour toutes et tous. Il est indispensable de ne pas confondre sobriété et précarité et de s’assurer que les mesures politiques ne plongent pas certaines personnes dans la misère. La sobriété doit donc être mise en place en offrant une vie décente pour chacun.

Le quatrième pilier préconise de respecter toutes les limites planétaires, qui dépassent de loin le changement climatique causé par les émissions de gaz à effet de serre. Si on s’enferme dans le budget carbone, on risque de délaisser d’autres problèmes, comme celui de l’eau ou de la pollution chimique.

Quelles politiques mettre en place ?

Dans le logement, il faudrait selon Yamina Saheb prioriser la réhabilitation de logements non occupés et construire là où il existe déjà des services pour la population plutôt que sur de nouvelles parcelles. Dans le transport, elle recommande de privilégier la mobilité douce et les transports en commun. La semaine de 4 jours est aussi un exemple de sobriété qui permet d’éviter beaucoup de déplacements. Ce ne sont que quelques exemples parmi bien d’autres à débattre et à mettre en place de manière adaptée aux situations locales.

Pour une croissance non polluante

Selon Yamina Saheb, il n’y a pas de lien automatique entre sobriété et décroissance. En fait, aucune étude ne permet de l’affirmer. Si on prend le scénario sobre (‘génération frugale’) prévu par l’ADEME pour la France, on voit que cette politique n’entrainerait pas de récession, juste une baisse de 0,1 à 0,2% du PIB pendant les premières années. Ensuite, on assisterait à une autre forme de croissance non plus basée sur les énergies fossiles et sur la pollution mais sur d’autres valeurs. Il faut sortir de l’idée que l’accumulation de biens matériels est la seule manière d’être heureux, cela nécessite donc un changement culturel.

Ne plus attendre pour franchir le pas

La France est le premier pays occidental à avoir adopté une loi sur la sobriété, qui vise surtout à planifier une sobriété énergétique. Pour Yamina Saheb, ce n’est pas suffisant mais c’est déjà un début. Il faudrait informer un maximum de citoyens et les mobiliser pour faire pression sur leurs gouvernements afin d’arrêter les activités les plus polluantes et de mettre en place des plans de sobriété. Tout cela implique des nouveaux récits qui permettent d’entrevoir un avenir désirable. Le discours scientifique du GIEC ou de l’UE reste incompréhensible pour la plupart des gens. Comment mobiliser la population avec un objectif de réduction des GES de 55% par rapport à 1990 d’ici 2030 ? On pourrait expliquer aux gens que si l’on ne change rien, c’est leur santé et leur alimentation qui sont menacées dans un proche avenir. Yamina Saheb pense que tout cela devra aussi passer par une réinvention de la démocratie, avec plus de participation citoyenne aux décisions.