Journaliste spécialisé, Craig Morris est l’un des plus ardents défenseurs du virage énergétique en Allemagne (Energiewende). Son dernier ouvrage « Energy democracy » s’interroge sur le rôle des citoyens et de la démocratie locale dans la transition allemande. Entretien.
Né aux Etats-Unis, Craig Morris vit aujourd’hui en Allemagne. Journaliste spécialisé, il a contribué à de nombreux ouvrages scientifiques sur les questions énergétiques. Il est co-fondateur des revues « PV magazine » et « Renewables International » et chercheur associé à l’IASS (Institute for Advanced Sustainability Studies) aux côtés de Klaus Töpfer, ex-ministre allemand de l’environnement (1994-1998) devenu par la suite directeur de l’UNEP (United Nation Environmental Programme).
Il publie aujourd’hui un ouvrage intitulé « Energy democracy – comment un mouvement populaire s’est mué en politique énergétique allemande » où il s’interroge tant sur le rôle des citoyens et de la démocratie locale dans les changements de société qui s’opèrent en Allemagne dans le paysage énergétique que sur l’influence de la structure du secteur énergétique sur la démocratie.
Craig Morris présentera son analyse lors d’une conférence ce 16 novembre à l’ULB à Bruxelles qui alimentera un débat sur « Quels enseignements de l’Energiewende pour une transition énergétique en Belgique ? ». Entretien.
Jean Cech (Renouvelle) : Votre livre pose la question de la transition énergétique dans des termes encore assez inhabituels chez nous. Ceux des choix démocratiques et de l’activisme citoyen. Pourquoi ?
Craig Morris : Aujourd’hui, lorsqu’un développeur envisage la construction d’une nouvelle centrale électrique, d’une nouvelle ligne électrique ou d’un parc éolien, il doit systématiquement faire face à un public qui n’y est pas favorable. Or il n’a généralement pas d’expertise pour négocier avec ces gens en colère. Il a besoin de l’expertise de sociologues et de professionnels des sciences humaines. Ce n’est qu’en collaboration avec ces derniers qu’il sera en mesure de négocier une solution qui convienne à tous. Et il est préférable que ces discussions aient lieu au début du processus et non à la fin. Or, la plupart du temps, ce n’est pas ce qui se passe. L’opérateur industriel classique élabore et formalise son projet de son côté et ce n’est qu’à la fin qu’il s’en ouvre aux citoyens.
Mon livre – que j’ai entamé avant même d’entrer à l’IASS – rejoint ce que dit aujourd’hui l’Institut : « Nous avons besoin d’envisager plus systématiquement les technologies que nous développons en prenant en compte la société dans laquelle elles doivent s’intégrer ». Nous devons inscrire leur développement dans un contexte démocratique et non nous fier uniquement aux calculs des ingénieurs.
J.C. : Qu’est-ce qui a changé ? Parce que le système énergétique existe depuis pas mal de temps déjà et qu’il a pu se développer sans réellement prendre en compte ces dimensions !
C.M. : Je ne suis effectivement pas le premier à me préoccuper et à écrire sur ces questions. Je pourrais vous citer d’excellents auteurs qui ont brillamment abordé ces sujets tout au long des vingt ou vingt-cinq ans écoulés, un peu partout en France, en Grande-Bretagne et sans doute en Belgique également.
Ce qui a changé, c’est l’attitude du public face aux développements d’infrastructures. Après la dernière guerre, nous nous trouvions dans une situation où tout était à reconstruire. Et les gens étaient fondamentalement et systématiquement ravis de voir arriver toutes ces nouvelles infrastructures. C’est ce qu’ils appelaient le progrès. Ce n’est que peu à peu qu’ils se rendus compte que toutes ces installations avaient aussi un impact sur leur qualité de vie. Et ils se sont mis à débattre de manière de plus en plus passionnée sur le sens de tout cela. La question se pose aujourd’hui d’entrée de jeu face au développement du renouvelable dont le caractère décentralisé les rend plus visible : les développeurs seront-ils capables d’expliquer aux populations locales que ces petites installations répondent à leurs besoins ?
J.C. : Les intérêts des développeurs de projets énergétiques et ceux des citoyens seraient donc devenus antagonistes ?
C.M. : Il faut faire la différence entre les grands groupes et les acteurs économiques plus modestes. Le secteur énergétique de certains Etats est dominé par des très grandes entreprises publiques ou privées, comme en France avec EDF et Total. En Allemagne, l’évolution du secteur électrique a permis le développement d’une multitude de petits acteurs (sous la forme de PME, communautés locales et coopératives), à côté des grands groupes.
D’où la question qui se pose un peu partout de favoriser le développement d’installations énergétiques locales de petite taille gérées par des groupes de taille relativement modestes (communautés locales), ou de laisser la main aux grands groupes. La tendance générale dans la plupart des pays européens a été en faveur des grands opérateurs industriels. Parce qu’ils l’avaient toujours fait et avaient démontré qu’ils étaient capables de développer et de gérer de grosses installations nucléaires ou de grosses centrales au charbon. Et qu’ils ne cessaient de proclamer qu’ils pouvaient le faire ici aussi à des coûts raisonnables.
Cependant, plus récemment avec l’avènement des énergies renouvelables, les communautés locales se sont rendu compte qu’elles avaient plutôt intérêt à travailler avec des partenaires locaux de plus petite taille avec lesquels elles pouvaient développer des relations de proximité. Elles peuvent ainsi négocier sur un pied d’égalité en envisageant de plus petites installations. En étant plus attentifs à l’efficacité énergétique et en privilégiant les économies d’énergie. Des raisonnements qui n’intéressent pas directement les grands groupes industriels (trop) focalisés sur la rentabilité.
J.C. : Avec l’inconvénient peut-être, vu les coûts d’investissement de la transition énergétique, de reposer sur des partenaires moins solides financièrement parlant…
C.M. : Les grands groupes industriels comme EON, RWE ou EDF se considèrent en général eux-mêmes comme des interlocuteurs d’envergure internationale, capables de construire des projets dans différentes parties du monde. Il leur paraît tout naturel de puiser des fonds dans les communautés locales pour aller négocier des ressources à l’autre bout du monde, en Arabie Saoudite ou ailleurs.
Là où de plus petits acteurs, vu leur proximité avec le tissu local, trouveront plus naturel de placer leurs bénéfices dans des infrastructures locales de transport ou des installations sportives.
En fait, les grands groupes industriels n’ont que faire des états d’âme de la population locale. Ce qui leur importe est de dégager des bénéfices en produisant et en vendant de l’énergie et de ramener un maximum de profits à leurs actionnaires où qu’ils se trouvent. C’est une différence fondamentale.
J.C. : Comment expliquer alors cet engouement soudain des grands groupes énergétiques internationaux pour le renouvelable ? Il est très évident dans leur communication actuelle. On les croirait prêts à opérer une transition industrielle vers le renouvelable.
C.M. : Mais ils le sont !
J.C. : N’est-ce pas surtout une opération marketing ? En quelque sorte, une manière d’essayer de se rendre plus « sexy » aux yeux de la population ?
C.M. : Sans aucun doute. Mais cela appelle aussi deux réflexions. D’une part les grandes multinationales de l’énergie ont toutes intégré le fait que l’évolution vers le renouvelable était inéluctable. Et leur logique veut que, dans cette évolution, ce soit eux qui soient à la manœuvre plutôt que vous et moi. Surtout ne pas perdre des parts de marché. D’autre part – et c’est un changement qui devrait nous réjouir – ils ont cessé de se gausser des discours des environnementalistes sur le renouvelable. La nouvelle génération de professionnels qui arrive à la tête de ces grands groupes a profondément revu son point de vue à ce propos. On assiste véritablement à un changement de génération dans le management de ces géants. Et il faut s’en réjouir parce que nous ne réussirons pas la transition énergétique en les combattant.
J.C. : Pour revenir au thème de votre livre, certains mettent en doute le pouvoir des citoyens pour amener le changement. Les individualismes sont trop forts, les actions collectives n’ont pas une force suffisante pour peser sur l’évolution de la société.
C.M. : La grande question, s’agissant de la transition énergétique, est de savoir si la conviction qu’on ressent au sein de la population dans ce qui justifie le changement de paradigme sera de taille à soutenir ce changement sur plusieurs années, malgré des événements comme le Brexit ou Donald Trump.
Prenons l’Energiewende, la politique nationale de transition énergétique en Allemagne. Elle trouve ses sources dans un simple mouvement de droits civiques s’opposant à la politique du gouvernement de l’époque du nucléaire et aux experts industriels qui la soutenaient. Ces opposants étaient persuadés que la politique que préconisaient les grands groupes industriels ne pourrait pas marcher. Ce mouvement populaire bénéficie encore aujourd’hui de plus de 80% de soutien de la population en Allemagne. Les gens en comprennent le sens dans la mesure où celui-ci s’est toujours exprimé de manière très intelligible. Ce mouvement s’est fait beaucoup d’ennemis du fait de son opposition systématique au nucléaire. Mais la pression populaire a fait plier le gouvernement de Gerhard Schröder, puis en 2011 Angela Merkel suite à Fukushima.
J.C. : Quel a été le rôle des mentalités et des médias dans cette évolution ?
C.M. : J’en parle dans le chapitre dix de mon livre. J’y fais référence à la culture du débat en Allemagne. Le problème dans de nombreux pays, c’est que vous pouvez multiplier ce type de débat sans que jamais personne n’infléchisse sa position d’un iota. Ou envisage l’idée même de changer d’avis. En Allemagne les discussions sont tout aussi passionnées, mais restent respectueuses du point de vue des uns ou des autres. Et on peut espérer qu’au bout d’une dizaine d’années, les positions finissent par s’infléchir. Dès le début, comme pour le nucléaire, le débat sur les renouvelables s’est déroulé de manière très responsable. En tant qu’Américain, je suis atterré par le ton de la campagne électorale dans le duel entre Clinton et Trump. Je me dis : « Mon Dieu, le monde nous regarde ! ». Et j’ai honte. Si je peux aujourd’hui aborder sereinement la question de l’Energiewende avec un politicien allemand qui y est farouchement opposé c’est parce que je sais que je serai traité avec respect. On s’en tiendra aux faits et chacun avancera ses arguments de manière objective. Je ne risque pas de tomber sur un type que m’assène brutalement : « Si vous fermez les centrales nucléaires, toutes les lumières s’éteindront ». Quarante ans d’expérience ont rendu un tel argument totalement déplacé en Allemagne.
J.C. : Vous ne cachez cependant pas vos craintes quant au succès de l’Energiewende… Qu’est-ce qui vous fait peur ?
C.M. : Les Allemands adorent se faire peur. Et ils redoutent naturellement que la politique énergétique allemande soit un échec. C’est normal. Ce n’est pas nouveau.
Si j’observe les défis qui se posent à nous, ma plus grosse crainte est que cela fasse disparaître un certain nombre de grosses entreprises de l’énergie ou de l’automobile. Je ne dis pas que ce serait une perte pour l’Allemagne – dans certains cas ce serait plutôt un bien ! – mais cela signifie que cela ferait disparaître du même coup des milliers d’emplois. De bons emplois, bien payés et durables. Et je ne suis pas sûr que les succès d’un Tesla, d’un Google ou d’un autre nouveau venu dans le secteur de l’automobile puisse contrebalancer la disparition des constructeurs automobile traditionnels.
J.C. : Ils pourraient se lancer eux-aussi dans la production de véhicules électriques… ?
C.M. : Oui, mais les leaders actuels deviendraient du même coup des acteurs industriels de second plan. Et je ne suis pas sûr que cela empêcherait les Volkswagen, BMW et autres Mercedes de disparaître. Toute l’économie allemande s’en trouverait alors gravement affectée. Et du même coup la trajectoire de l’Energiewende pourrait être remise en cause. D’un point de vue social et financier, il pourrait alors s’avérer plus urgent de sauver Volkswagen que de construire des villes durables par exemple. D’autant plus que ces dernières n’ont pas vraiment encore de « business model ». En quoi pourraient-elles par exemple compenser la disparition de VW, d’Audi ou de Porsche en termes d’exportation ? Or l’Allemagne est par essence une économie d’exportation. Dans ce contexte, le gouvernement allemand aurait vite fait de revoir ses priorités.
J.C. : Sauf si l’opinion publique pèse de tout son poids pour l’en empêcher…
C.M. : C’est bien là la question. Je suis convaincu que la foi des citoyens a été essentielle dans l’émergence et la mise en route de l’Energiewende. Mais je ne suis pas tout à fait persuadé qu’elle ne soit pas aujourd’hui inébranlable. Ceci dit, je suis optimiste. Je crois qu’un réel changement de mentalité s’est opéré dans la population. Et pas seulement en Allemagne. Dans des pays comme le Danemark ou les Pays-Bas, c‘est très évident. Le changement est en marche. Cela se lit dans les rues des villes. Même aux Etats-Unis, c’est perceptible. Peut-être que je suis inquiet seulement parce que je suis conscient, sans doute plus que beaucoup d’autres, que la transition énergétique actuelle est une réelle fenêtre d’opportunité. Et qu’elle ne se représentera peut-être pas de sitôt si nous la loupons.