La copieuse recherche «Territoire et énergie 2050» dresse différents scénarios prospectifs pour la transition énergétique en Wallonie. Rencontre avec Thierry Brechet.
Une dizaine de chercheurs, issus de l’IGEAT (ULB), du CREAT (UCL) et du CORE (UCL), ont planché durant trois ans sur les liens et les perspectives associant territoire et énergie au sein de l’espace wallon pour les quarante prochaines années. Or on sait à quel point l’aménagement du territoire constituera, en tout état de cause, un levier majeur pour la transition énergétique.
Aujourd’hui, en Wallonie, la grande dispersion de l’habitat dans les zones périurbaines induit des besoins démesurés en déplacement, pour se rendre sur son lieu de travail ou de loisirs. Cela se traduit par des besoins en carburant intenables (facture d’approvisionnement, saturation du réseau routier, pollutions, émissions de CO2, …).
D’où l’intérêt de cette investigation sur les possibles aménagements du territoire. Thierry Brechet (CORE-UCL), qui orchestrait cette recherche pour la Conférence Permanente du Développement Territorial (CPDT), nous en explique le …mobile
Jean Cech (Renouvelle) : Pourquoi cette recherche ?
Thierry Brechet (CORE-UCL): A l’origine, nous nous étions surtout intéressés aux liens entre l’aménagement du territoire et le pic pétrolier. Nous cherchions à en dégager les impacts territoriaux et à imaginer comment une région comme la Wallonie pourrait, à travers l’aménagement du territoire, atténuer l’impact d’un pic pétrolier. Ce qui nous a conduit par la suite à élargir notre propos à la question de la transition énergétique à l’horizon de 2050, toujours dans la dimension territoriale.
Jean Cech : En quoi votre approche était-elle originale ?
T.B. : Par sa double dimension qualitative et quantitative. Nous avons en effet opté pour une approche prospective et des scénarios délibérément narratifs, avec la volonté de quantifier ensuite l’ensemble de ces éléments – énergie, mobilité, pression foncière, etc. – de manière à dégager des indicateurs pertinents sur le plan opérationnel. Il ne s’agit donc pas d’établir des prévisions chiffrées, mais de fournir, au sein de ces scénarios, des ordres de grandeur qui mettent en cohérence les différentes interrelations établies entre aménagement du territoire et politique énergétique. L’objectif est d’appréhender d’une manière systémique la transition énergétique sous ses différentes dimensions pour dégager des visions globales, toujours à travers un regard territorial. La volonté n’était donc pas d’aller dans les détails des chiffres et des technologies.
Jean Cech : Deux scénarios parmi ceux que vous proposez font l’objet d’une analyse plus fouillée : celui que vous intitulez « Chacun pour soi » et celui baptisé « Industrie renouvelable ». Est-ce à dire que vous les jugez les plus « probables » ? Le premier aurait d’ailleurs bien pu s’appeler plus sobrement ‘Business as usual’…
T.B. : Ce choix était plutôt motivé par le manque de temps pour élargir le champ de réflexion à l’ensemble des scénarios. Mais vous avez raison. On s’est effectivement rendu compte en travaillant que ce premier scénario était plutôt un tendanciel, dans un ‘laisser faire’ reproduisant les mauvaises pratiques qu’on constate habituellement. L’autre scénario est effectivement plus ambitieux et volontariste…
Jean Cech : Encore que. Lui non plus n’est pas forcément complètement optimiste pour autant !
T.B. : Là encore, c’est un élément qu’on a découvert en travaillant sur le scénario. A la lecture du rapport, cette frilosité apparaît assez bien, mais ce n’était pas une évidence au départ. Quand on fait un tel exercice de prospective, on essaye d’imaginer une évolution possible, sans a priori sur le plus ou moins probable et sur le tendanciel. C’est vrai qu’on voulait des scénarios plutôt contrastés, mais ce n’est qu’en affinant la recherche qu’on a constaté qu’il y avait effectivement des clivages très importants dans le territoire wallon, qui font que des changements drastiques à l’horizon de 30 ou 35 ans se révèlent peu probables. Quand on ne raisonne que sur la technologie, on dira : « On va mettre des voitures propres partout », mais quand on veut mettre ce choix en cohérence avec les besoins en termes de mobilité, la pression foncière, les contraintes sur le réseau de transport qui se retrouve vite saturé, etc., on comprend rapidement les limites de l’exercice. Il y a trop de contraintes qui apparaissent et on se rend compte que les points de blocage et l’inertie se révèlent très forts.
Jean Cech : Vous pouvez nous illustrer ce propos ?
T.B. : Quand on veut construire des scénarios sur les déplacements de population ou d’activités, avec toutes les implications que cela a sur la mobilité et les pressions foncières, on a le sentiment de déplacer beaucoup de personnes, mais en fin de compte on s’aperçoit que ce n’est pas le cas. On peut vider certaines communes de 75% des gens, mais à l’échelon du territoire, seuls 5% des gens sont concernés. En fait, on est dans l’ordre de grandeur que ce qui se fait déjà. Ce qui révèle surtout que les rigidités sont très importantes.
Jean Cech : Qu’en concluez-vous concrètement dans le cadre des deux scénarios que nous avons évoqués ?
T.B. : Il y a d’une part le fait qu’il y a beaucoup trop de mobilité : les gens et les marchandises bougent beaucoup trop. On sait qu’en Belgique, on est un peu les champions du monde en la matière. Il y aurait donc moyen d’avoir une mobilité mieux organisée, optimisée. Il faudrait réduire les déplacements inutiles, etc. Il y a là un potentiel d’énergie consommée de l’ordre d’une trentaine de pourcents, ce qui est important. Après, si on veut déplacer des populations ou des activités, on butte très vite sur des complications liées aux réseaux, y compris les réseaux au sein même des communes. Ca sature très vite. Il faut aussi tenir compte du maillage qui est très différent pour la voiture et pour le train. Reporter la première sur le second multiplie rapidement le nombre de kilomètres parcourus.
Jean Cech : Ce qui n’est pas vraiment le but… !
T.B. : Ce n’est pas le but, mais en finale on économise de l’énergie puisque, au lieu de faire de la voiture, on fait du train. Dans nos deux scénarios, la distance totale monte par rapport à la référence. Ce qui nous conduit à dire qu’une mobilité efficace, c’est une mobilité qui en fait joue sur plusieurs tableaux : une optimisation des distances de déplacement et un réseau à la fois plus rapide et moins énergivore. Les deux. (NDLR : En passant d’un déplacement maison-travail en voiture à un déplacement maison-gare en voiture + gare-travail en train, il faut être attentif à ce que le maillage soit conçu pour limiter les distances et les saturations sur le trajet maison-gare).
Jean Cech : C’est un message très clair vis-à-vis du politique, cela ! Est-ce que votre recherche peut dans la foulée lui proposer un calendrier d’action pour les 35 ans à venir ?
T.B. : C’était l’objectif. Pointer à travers différents scénarios les types de problèmes à affronter et de mesure à prendre au niveau politique pour faciliter la transition dans la bonne direction. L’exemple ferroviaire est éclairant à cet égard. Quand on ferme des gares dans les petites communes, on rend le réseau de moins en moins efficace. Du coup, ce n’est pas la peine de rêver à des mobilités plus efficientes à travers la voiture électrique ou autre chose.
Il y a par exemple un scénario qui concentre les activités et les populations en créant une sorte de grande conurbation autour de certains pôles. Il débouche très rapidement sur des congestions insupportables dans certaines communes. Si on supprime des déplacements entre les communes parce qu’on a réorganisé un peu mieux les localisations de populations et d’activités, on vide alors certaines communes où il ne se passe pas grand-chose. Cela a bien sûr l’avantage de libérer des espaces, notamment pour faire de la production énergétique décentralisée – éoliennes, sites de stockage, cultures énergétiques,… – , mais dans le même temps on crée des pressions foncières dans certaines zones, mais aussi une congestion des réseaux dans ces zones-là. Alors effectivement, on peut fermer certaines gares locales ciblées, mais tout en rendant dans le même temps le réseau plus efficace par ailleurs. C’est toute la difficulté.
Les deux scénarios en quelques mots
Le scénario «Chacun pour soi»: accès non limitatif aux ressources d’énergie, mix énergétique dominé par les ressources non renouvelables, transition énergétique hésitante, société individualiste, tendances à la surconsommation et au gaspillage des ressources, mise en concurrence des entités sous-régionales, enjeux de fragmentation sociale et économique, affirmation de la périurbanisation.
Le scénario «Industrie renouvelable»: pouvoir centralisé, énergies renouvelables, exploitation maximisée, intensité élevée, complémentarités spatiales industrielles liées à l’énergie, délocalisation de la population près des équipements, des services et des réseaux, écologie industrielle, agro-énergie et bois-énergie accrus, diminution de la superficie agricole utile.