A l’approche de la Conférence de Paris, la question du prix du carbone apparaît centrale. Les entreprises elles-mêmes sont de plus en plus nombreuses à revendiquer un prix clair et sans équivoque pour chaque tonne de CO2 émise. Volte-face ou anticipation ?
Renouvelle évoquait en juin dernier le positionnement de la société civile dans le débat climatique. Avec, en point de mire, les négociations internationales qui devraient déboucher dès décembre prochain, lors du sommet de Paris (COP 21), sur des décisions qu’on espère significatives et concrètes (lire notre article Un climat d’ouvertures).
Si la volonté des ONG s’inscrit en droite ligne des ambitions affirmées depuis Rio (1992), notamment en matière de financement, celle du monde économique et des entreprises semble s’être au contraire considérablement infléchie depuis lors. Cela concerne tout particulièrement le principe de la monétisation du carbone, comme levier pour freiner les bouleversements climatiques. Les entreprises, qui n’étaient qu’une poignée à Copenhague en 2009 (COP15), sont aujourd’hui bien plus nombreuses à réclamer que les dirigeants du monde s’entendent – si possible à l’occasion de la Conférence Climat de Paris – sur un prix du carbone net, sans ambiguïté et contraignant pour tous.
Depuis, une trentaine d’entre elles ont travaillé dans le cadre des Nations Unies sur une initiative commune baptisée « Caring for Climate ». Elles se sont même entendues sur une série de critères visant à fixer un prix interne sur le carbone, qu’elles sont désormais de plus en plus nombreuses à revendiquer.
En septembre 2014, la Banque mondiale et le Forum de Davos lançaient la « Carbon Princing Leadership Coalition », bénéficiant du soutien d’un bon millier d’entreprises issues d’une vingtaine d’Etats.
Cette volte-face apparente pourrait sembler curieuse et suspecte à ceux qui précisément attribuent l’échec du protocole de Kyoto au lobbying intensif du monde économique. Celui-ci, par une pression incessante, a en effet conduit nombre d’Etats signataires à attribuer aux entreprises des droits d’émissions de CO2 trop généreux, faisant, à ce jour, dégringoler le prix de la tonne de CO2 émise à quelques dollars à peine. Un prix bien trop faible pour dissuader les pollueurs et pousser les investisseurs vers des solutions bas carbone. L’actuelle révision du mécanisme ETS offre cependant de nouvelles perspectives (lire notre article Une nouvelle vie pour le marché européen du carbone ?).
Comment décoder, à la veille de la COP21, la stratégie actuelle du monde économique? Voici quelques éléments de réponse, recueillis auprès de Pascal Vermeulen (photo ci-dessous), Managing Director de CLIMACT, un bureau d’études indépendant spécialisé dans les questions climatiques et partenaire expert auprès du Groupe Climat de la Fédération des Entreprises de Belgique (FEB-VBO).
« Par nature, les industriels ont le sens de l’anticipation »
Jean Cech (Renouvelle) : Un grand nombre d’entreprises appellent à mettre enfin un prix sans ambiguïté sur le carbone. Cela a quelque chose de surprenant, quand on voit par ailleurs que les transporteurs routiers paralysent les routes dès l’annonce d’une taxe sur le carbone, ou que les compagnies aériennes font du lobbying pour éviter de voir leur empreinte CO2 soumise à une écotaxe…
Pascal Vermeulen (CLIMACT): C’est vrai qu’aujourd’hui, les entreprises et le monde industriel semblent plus enclins que par le passé à mettre un prix sur le carbone. Pour ma part, j’y vois plusieurs clés de lecture Aujourd’hui, les conclusions du monde scientifique à propos de notre avenir climatique sont quasi unanimes et ne laissent indifférents ni les entreprises ni leurs clients. Ne soyons pas candides : il y a, à l’évidence, un effet de chaîne à travers les démarches des entreprises pour prendre en compte les effets directs et indirects que leur activité induit. Cela se traduit par une volonté plus forte qu’il y a cinq ou dix ans d’intégrer cette dimension dans leurs activités – même si cette volonté peut bien évidemment varier d’un acteur à l’autre.
Mais les entreprises ne sont pas naïves. Dans la mesure du possible, elles répercuteront clairement les surcoûts sur le consommateur final. Ce que les entreprises détestent par dessus tout, c’est d’être mises dans une position de marché non concurrentiel. Elles veulent que les mêmes conditions s’appliquent aussi à leurs concurrents. Pour autant, cette nouvelle contrainte ne leur fait pas peur en soi.
J.C. : Reste que, comme on l’a vu par le passé, la tentation est grande d’essayer d’échapper à cette contrainte par l’un ou l’autre régime d’exception ou par des pratiques à la limite de l’acceptable…
P.V. : Notons tout d’abord que beaucoup de régimes d’exceptions invoquent le carbon leakage, c’est-à-dire le risque de délocalisation de la production vers des zones géographiques soumises à moins de contraintes sur les émissions de gaz à effet de serre. Avec un prix du carbone global, cet argument serait beaucoup plus faible. C’est vrai que la concurrence reste de mise et que tout le monde n’adopte pas les pratiques les plus adéquates. Mais on travaille au moins dans un système où les mêmes règles valent pour tout le monde, quels que soient le lieu d’implantation et le secteur d’activités. A partir de là, il faut faire en sorte que le système fonctionne correctement. Il y a toute une série de précautions à prendre pour éviter les fuites de carbone résiduelles, les risques de précarité énergétique, etc. Tout en sachant qu’il y a, çà et là, des lobbys particulièrement puissants qui ne vont pas baisser les bras. Et là, incontestablement, il reste à faire un effort de pédagogie pour que le citoyen-consommateur comprenne qu’il y a une externalité et qu’il va falloir l’assumer. Pour reprendre l’exemple que vous citiez, on ne peut pas continuer de trouver normal qu’on puisse traverser la moitié de la planète pour cinquante euros. Vu le contexte climatique, cela ne peut vraiment pas se justifier.
J.C. : Le monde économique semble donc désormais acquis à la réalité d’un changement climatique et à la nécessité de trouver une parade qui implique tout le monde. Mais entre la prise de conscience et l’action, il y a encore de la marge…
P.V. : Certains pays, de par leur situation géographique, sont déjà dans l’action. La Chine, qui utilise beaucoup de centrales au charbon, est confrontée sous nos yeux à des effets collatéraux spectaculaires (NDLR. accidents dans les mines d’extraction, pollutions de l’air, …). Et, dès maintenant, elle a mis en place un plan quinquennal très fort pour y faire face. Cette position très explicite est toute récente. Et, d’une certaine manière, les Etats Unis s’y sont associés, comme en témoignent les récentes déclarations d’Obama sur les unités de production d’électricité. Dans certains domaines, la concurrence est telle que les changements de cap font nécessairement bouger les lignes.
J.C. : Le revirement des entreprises vis-à-vis d’une monétisation du carbone n’est-il pas aussi piloté par les entreprises les plus « vertueuses » – celles qui ont pris les devants en matière de performance énergétique et qui voient aujourd’hui l’occasion d‘écarter les concurrents moins avancés sur ce terrain ?
P.V. : Il y a sans doute aussi de cela. La concurrence, dans certains domaines comme les raffineries ou l’aéronautique, trouve là un terrain très propice, surtout en Europe. On aura besoin de pétrole pendant quelques (longues) années encore, mais sans doute de moins en moins, et il est clair qu’à terme, seules les raffineries les plus efficaces tireront leur épingle du jeu.
Je crois que les industriels, par nature, voient toujours « un coup plus loin ». Ils ont compris que, tôt ou tard, il faudra mettre un prix sur les émissions de carbone. Ils se sont dit qu’il valait mieux participer au débat et tenter de l’orienter que de le subir. Parce que, en définitive, le système vers lequel on s’oriente aujourd’hui tend à récompenser les bons élèves, qui en récolteront les bénéfices.
J.C. : Voici quelques années, les entreprises ont aussi été confrontées aux nouvelles contraintes liées à la pollution. Elles se sont alors hâtées de mettre en place un système de certification autogéré – ISO 14001 – qui leur a permis de garder le contrôle des « règles du jeu ». Or ici, on dirait qu’elles se soumettent d’emblée aux arbitrages politiques…
P.V. : Votre parallèle avec l’éco-management est pertinent. Mais je ne crois pas qu’actuellement, le monde économique s’en remette candidement aux pouvoirs publics. S’il y a des mauvais élèves, il y en a aussi de très bons. Et selon moi, ceux-ci participerontaux négociations climatiques. Si les entreprises se montrent favorables à l’adoption d’un prix pour le carbone, elles ne le feront pas seulement par grandeur d’âme ou par souci pour le climat. Rien n’est jamais gratuit dans le monde des entreprises,il y a toujours derrière un calcul marketing. L’opinion publique est en train de changer en profondeur, tout comme les attentes des consommateurs, surtout celles des plus jeunes, qui ont été baignés dans les questions climatiques depuis leur plus tendre enfance. Et de nos jours, un certain nombre d’entreprises, ont une vision industrielle véritablement plus respectueuse de la ressource. La comptabilité carbone se met en place et le principe de la compensation volontaire n’est plus une lubie de quelques utopistes. C’est encore loin d’être parfait, mais la graine est semée.
J.C. : Reste à choisir entre la taxe carbone et le système de marché type ETS…
P.V. : L’Europe ne semble toujours pas mûre pour imposer une taxe carbone à l’ensemble des Etats membres car cela suppose leur unanimité. Elle s’est dès lors tournée vers un système de mécanisme de marché, l’ETS, qui a l’avantage de pouvoir s’imposer à tous sans passer par une unanimité politique. L’expérience a montré que ce système était pour le moins perfectible. Certaines entreprises ont profité habilement des faiblesses du mécanisme pour s’enrichir. Depuis lors, des outils ont été mis en place pour éviter ces dérives.
D’autres pays, comme la Chine et les Etats-Unis, ont tiré les leçons de l’expérience pour développer leur propre mécanisme. Je continue à penser pour ma part qu’il serait plus simple d’appliquer une taxe carbone, même si son acceptation par tous induit une harmonisation du système de la comptabilisation et de l’utilisation des fonds récoltés. Là aussi, les industriels voudront avoir un droit de regard. C’est compréhensible : avec une taxe carbone, ils ne maitrisent pas l’allocation par les gouvernements de cette nouvelle recette, alors que dans les mécanismes de marché, il y a un principe de redistribution directement vers les entreprises.
J.C. : Le gouvernement fédéral a beaucoup planché sur le projet d’un tax shift. Vu l’actualité climatique, la taxe carbone n’aurait-elle pas été un point d’appui idéal pour ce changement fiscal celui-ci?
P.V. : Une taxe carbone pourrait effectivement servir de point d’ancrage pour ce tax shift, sous réserve de la prise en compte des difficultés liées à l’existence de mécanismes de régulation des émissions de gaz à effet de serre (GES), qui ne sont pas du ressort de l’autorité fédérale (mais de l’Europe et des Régions, NDRL). On voit mal comment un mécanisme de marché pourrait servir de point d’ancrage à un tax shift, puisque, hormis la mise aux enchères initiale, les transactions sur les quotas relèvent des entités privées.
J.C. : Pourquoi ne pas profiter de la COP21 pour élargir le système ETS revu et corrigé à l’ensemble de la planète ? Ne serait-ce pas la solution idéale ?
P.V. : Oui, dans la mesure où il attribuerait au marché du carbone un prix identique pour tout le monde, ce qui encouragerait chaque entreprise impliquée à être la plus efficace possible en termes d’émissions de GES. Cela donnerait en outre aux industriels une visibilité à long terme qui leur permettrait de mieux se positionner. Mais j’imagine mal qu’on puisse mettre d’accord 194 pays gouvernés par des logiques très différentes sur un système aussi complexe et élaboré. D’autant que cette question du prix du CO2 n’est qu’un des sujets de la Conférence de Paris. Définir une vision commune en termes d’objectif et éventuellement un cadre pour s’en approcher serait déjà un magnifique succès.
Comment fonctionne le mécanisme ETS
L’European Emission Trading Scheme (EU ETS) – encore appelé Système communautaire d’échange de quotas d’émission ou SCEQE – est un instrument fondé sur le marché visant à réduire l’émission globale de CO2 et à atteindre les objectifs fixés pour l’Union européenne au sein du protocole de Kyoto. Chaque année, il est émis un nombre fixe de quotas d’émissions réparti entre les Etats membres et les entreprises grandes émettrices de CO2 enregistrées dans le système. Ce nombre fixe constitue le plafond annuel d’émissions de CO2 global sur l’ensemble de l’Europe et celui-ci diminue année après année. Par ailleurs, l’UE a mis en place une surveillance des émissions de CO2.
Chaque année, le système permet à chaque entreprise d’acheter ou de vendre son « droit d’émission de CO2 ». Les entreprises qui réduisent leurs émissions sont récompensées en vendant leurs droits d’émissions non utilisés et celles qui ont dépassé leurs plafonds d’émissions doivent acheter des quotas d’émissions auprès d’entreprises vendeuses.
Les entreprises peuvent aussi choisir de garder leurs droits d’émissions et les utiliser ultérieurement. En outre, elles peuvent aussi faire appel aux mécanismes de développement propre, tel que défini dans le protocole de Kyoto. Concrètement, cela permet d’acheter des droits d’émettre en rapport avec des investissements réalisés dans des pays en développement.