Une centaine d’économistes appellent à taxer les grandes fortunes pour financer les soins de santé et la transition énergétique. En Belgique, la Coalition Corona plaide également la justice fiscale pour financer une société soutenable, juste et résiliente. Analyse.
Depuis 40 ans, des actionnaires privés deviennent richissimes ; tandis que les Etats s’appauvrissent et s’endettent.
Or des investissements publics sont nécessaires pour relever les défis de la santé, de l’éducation et de la transition énergétique.
Le Laboratoire sur les Inégalités mondiales, qui réunit le travail d’une centaine d’économistes de tous les continents, apporte ici un précieux éclairage. Cet institut, qui vise à “renforcer le débat citoyen sur les inégalités grâce aux données”, a publié en décembre son World Inequity Report (publié tous les 4 ans), piloté par les économistes de renommée internationale que sont Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman.
On y apprend notamment que les multimillionnaires captent l’essentiel de la richesse mondiale et que la crise du Covid-19 leur a permis d’accroître leurs bénéfices sur les marchés boursiers, grâce entre autres aux politiques monétaires qui ont été mises en place pour permettre aux Etats de s’endetter et de soutenir les entreprises et les ménages touchés de plein fouet par les mesures sanitaires.
Or, les inégalités de revenus et de patrimoine mondiales sont étroitement liées aux inégalités écologiques et à l’inégalité des contributions au changement climatique.
Le rapport montre ainsi que les milliardaires sont responsables de la moitié (!) des émissions mondiales de CO2. Une taxe carbone nettement plus élevée devrait donc leur être appliquée (lire notre article Les milliardaires émettent la moitié du CO2 mondial).
Mais les économistes préviennent : “Des secteurs tels que l’éducation et la transition verte (transport bas carbone, infrastructures de production énergétique) nécessiteront des investissements publics significatifs à travers le monde dans les décennies à venir. Soulignons d’emblée qu’il ne sera pas possible de répondre aux enjeux du XXIe siècle sans une importante redistribution des revenus et des patrimoines.”
Ils plaident dès lors pour un impôt progressif sur les grandes fortunes afin d’augmenter les recettes fiscales des Etats.
Nous allons voir pourquoi cette mesure est essentielle pour financer la transition énergétique et construire une société résiliente.

Des politiques économiques plus justes
Pour comprendre le champ des possibles, replongeons-nous dans l’Histoire. Aux lendemains de la deuxième guerre mondiale, les Etats occidentaux sont ruinés et doivent tout reconstruire.
Les gouvernements décident alors d’imposer fortement les citoyens très fortunés, qui se sont enrichis durant la guerre.
Grâce à ces recettes fiscales, les Etats ont pu investir massivement dans la protection sociale et les services publics. C’est ainsi qu’est né le modèle de la social-démocratie, à savoir le régime le plus égalitaire et le plus solidaire jamais créé dans l’Histoire.
Les auteurs du rapport écrivent : “La construction de l’État providence moderne au XXe siècle, qui a permis d’immenses progrès en matière de santé, d’éducation et d’égalité des chances, a été liée à l’instauration de taux d’imposition fortement progressifs.
Cette progressivité a joué un rôle essentiel pour garantir l’acceptabilité politique et sociale d’un alourdissement de l’impôt et de la socialisation du patrimoine.
Une évolution du même ordre sera nécessaire si nous voulons être en mesure de relever les défis de notre siècle. Les derniers développements en matière de taxation internationale montrent qu’il est bel et bien possible d’aller vers des politiques économiques plus justes, à l’échelle de la planète comme au niveau national. »

L’avènement de la social-démocratie a été rendu possible grâce au suffrage universel, la démocratie parlementaire et l’alternance politique, stimulés par la presse indépendante et le mouvement syndical.
De larges secteurs de l’économie, à commencer par l’éducation et la santé, le logement, le transport et l’énergie, ont été organisés indépendamment de la logique de marché, avec des systèmes variés d’emplois publics, des structures mutualisées ou sans but lucratif, des subsides et des investissements financés par les impôts.
Les économistes le soulignent dans leur rapport : “Non seulement ça a marché, mais ça a marché beaucoup plus efficacement que le secteur privé capitaliste. Même si certains lobbyistes continuent à prétendre le contraire (…), les preuves montrent que le modèle européen de systèmes publics est à la fois moins coûteux et plus efficace en termes de bien-être et d’espérance de vie que les entreprises privées aux États-Unis.”
Les actionnaires privés s’enrichissent, les Etats s’appauvrissent
Or, le modèle de la social-démocratie a commencé à s’éroder à partir des années 80.
Presque partout au monde, les inégalités de revenus et de patrimoine sont en augmentation, à la suite de programmes de dérégulation et de libéralisation.
Ces inégalités sont devenues spectaculaires dans certains pays (notamment aux États-Unis, en Russie ou en Inde) et plus modérée dans d’autres (en Europe et en Chine). “Ces différences de trajectoire viennent confirmer que l’inégalité n’est pas une fatalité, mais bien un choix politique.”, souligne le rapport.
Ces quarante dernières années, les pays se sont nettement enrichis, mais les États nettement appauvris – voir graphique ci-dessous.

La part de patrimoine détenue par des acteurs publics est proche de zéro ou négative (dettes) dans les pays riches, ce qui signifie que la totalité de la richesse – et la majorité des titres de la dette publique – se trouve aux mains du privé.
Cette tendance a été amplifiée par la crise du covid, qui a vu les États emprunter l’équivalent de 10 à 20 % du PIB, essentiellement au secteur privé. “Leur pauvreté actuelle hypothèque gravement leur capacité à combattre les inégalités à l’avenir, de même qu’à relever les grands défis du XXIe siècle, tels que le changement climatique”, soulignent les économistes.
L’impôt progressif a stimulé la croissance et l’emploi
Pourquoi les recettes fiscales mondiales ont-elles stagné – et pourquoi les dépenses d’éducation ont-elles augmenté si peu depuis les années 1980 ?
Selon certains, les impôts faussent les incitations économiques, ce qui empêche donc les marchés de fonctionner correctement et d’atteindre leur plein potentiel. Certains niveaux de taxation entraveraient l’activité économique.
“Cependant, soulignent les auteurs, les preuves montrent que les périodes d’expansion fiscale dans les hauts revenus n’ont pas nui à la croissance économique. En effet, les périodes de forte imposition et de fiscalité progressive élevée a stimulé l’Europe et les États-Unis en termes de la croissance et d’emploi plus que les périodes de faible progressivité fiscale ou de stagnation fiscale.” – voir les deux graphiques ci-dessous.


L’évasion fiscale mine la société
Pourquoi les dépenses sociales ont-elles enregistré une croissance lente à travers le monde depuis 40 ans ? Cela s’explique en partie par l’évasion fiscale, qui a sapé la progressivité fiscale.
L’ascension de l’évasion fiscale a été facilitée par la montée de la mondialisation financière et de la libéralisation des flux de capitaux transfrontaliers (sans impôts, ni contreparties sociales ou réglementaires).
Comme le montre le graphique ci-dessous, les recettes fiscales des citoyens les plus fortunés (top 10%, top 1% et top 0.01%) se sont réduites à peau de chagrin.

Des recettes fiscales significatives
Les économistes proposent dès lors trois scénarios pour collecter un impôt progressif sur la fortune des multimillionnaires.
“Étant donné le niveau atteint par la concentration des patrimoines, un impôt progressif léger serait susceptible de faire rentrer des recettes significatives dans les caisses des États.“
Le scénario de base permettrait par exemple d’augmenter de 25% les dépenses en soins de santé.
“Chaque pays doit choisir comment utiliser l’impôt sur la fortune à son avantage. En fin de compte, les gouvernements devraient établir des objectifs d’investissement supplémentaires mesurables en matière d’éducation, de santé et de transition verte. Les impôts progressifs sur la fortune sont des instruments essentiels pour atteindre ces objectifs.”
Le Laboratoire des inégalités mondiales met à disposition un Simulateur de taxe sur la fortune, qui permet d’évaluer les nouvelles recettes fiscales potentielles.
En Belgique, 30 milliards € par an
En Belgique, 30 milliards € échappent chaque année à l’impôt du fait de l’évasion fiscale.
La Coalition Corona, qui réunit les syndicats, les mutualités et différents acteurs de la société civile, plaide dès lors la Justice fiscale pour financer la santé et la transition écologique.
Voici une vidéo explicative :
Lire également la carte blanche : Pour un plan de transformation juste et durable