« Les gaz de schiste reportent le pic pétrolier d’à peine quelques années »

Pour Patrick Brocorens (ASPO.be), la percée des gaz de schiste aux Etats-Unis ne doit pas masquer les enjeux de la transition énergétique. La baisse actuelle des prix n'est que temporaire et les pétroles du futur seront très coûteux à extraire.

La percée des gaz de schiste aux Etats-Unis semble avoir considérablement brouillé le message de transition énergétique induit par le pic pétrolier. Au point que ce pic tendrait à ressembler de plus en plus à un monstre du Loch Ness qui apparaîtrait ou disparaîtrait au gré des circonstances. Telles que la baisse actuelle du prix du pétrole.

Pour mettre ce débat en perspective, nous avons interrogé Patrick Brocorens, fondateur et président de la section belge de l’ASPO (Association for the Study of Peak Oil and Gaz) et co-auteur d’un rapport d’enquête publique du Parlement wallon sur « Les liens entre l’économie et le pic pétrolier et ses implications pour la Wallonie » (mars 2014).

Une question de prix

Jean Cech (Renouvelle) : Avec le boom des gaz de schiste aux Etats-Unis et la dégringolade des prix pétroliers, on a le sentiment que la transition énergétique est soudain devenue moins pressante. Le pic pétrolier, tout à coup, semble d’éloigner…

Patrick Brocorens (ASPO.be): Constatons d’abord que, si on était resté à plus de 100 dollars le baril, ce sentiment qu’il n’y a plus urgence à organiser la transition énergétique aurait été moins marqué. Car, davantage que des annonces de développement de nouvelles ressources, c’est avant tout le signal prix qui influence la perception du public. Quant au pic pétrolier, ce phénomène est nettement plus flou au niveau du public, mais aussi des experts, car il s’agit d’un phénomène complexe. Si on prend la définition la plus générale possible, le pic pétrolier est le moment dans l’histoire de l’Humanité où la production pétrolière mondiale atteint un maximum avant d’entrer en déclin. Mais si on discute des causes du déclin, on va se trouver face à une combinaison de facteurs: l’épuisement des ressources les plus aisément extractibles, des facteurs techniques influençant la vitesse d’extraction, des facteurs géopolitiques, des facteurs économiques… Certains analystes mettront surtout l’accent sur les facteurs qui affectent l’offre, par exemple l’épuisement des ressources. D’autres analystes insisteront davantage sur les facteurs qui affectent la demande, par exemple le déploiement de solutions alternatives, voire les politiques climatiques. Les batailles d’expert sur ces notions de ‘pic de l’offre’ et ‘pic de la demande’ n’aident pas à clarifier la perception du pic pétrolier. Ces deux notions sont pourtant indissociables.

J.C. : Et complémentaire ! Qu’est-ce qui brouille néanmoins le message ?

P.B. : Notre mode de vie actuel est largement basé sur le pétrole abondant. Objectivement, les quantités de ressources hydrocarbonées sont extrêmement importantes, bien supérieures à ce que l’on a consommé jusqu’ici. Donc, si on se contente de ce point de vue, on a l’impression qu’il n’y a pas réellement de problème à moyen terme. Mais ce qu’on oublie de préciser, c’est que pour pouvoir consommer abondamment du pétrole, il faut qu’il soit bon marché. Et ce pétrole-là se raréfie. C’est ça qui change la donne. Pour une grande partie, les pétroles du futur sont très coûteux à extraire du sous-sol, tant en termes financiers qu’énergétiques. Cela revient donc à une question de prix. Le pétrole conventionnel a déjà atteint son pic de production, ce qui a fait grimper le prix du pétrole de 20 à 100 dollars le baril. A 100 dollars le baril, il a été possible de produire les pétroles de schiste, et la demande fait mieux que se maintenir au niveau mondial, puisqu’elle continue d’augmenter. Mais le pétrole de schiste ne repousse que de quelques années le pic pétrolier, car les ressources ne sont pas assez abondantes que pour compenser durablement le déclin du pétrole conventionnel.

J.C. : Et les schistes bitumineux ?

P.B. : Pour repousser davantage le pic pétrolier, il faudrait développer d’autres ressources comme les schistes bitumineux, effectivement. On ne sait pas encore très bien quels sont les seuils de rentabilité pour en faire des carburants liquides, mais on devrait observer un saut quantitatif du prix du pétrole aussi important que celui qui a permis le développement du pétrole de schiste. La question à se poser est donc de savoir comment se comportera la demande à 150, 200 ou 300 dollars le baril. Il y a forcément un seuil où la demande ne suivra plus et où d’autres solutions – substitut ou mode de consommation plus parcimonieux – prendront l’avantage. On peut donc légitimement se demander s’il est bien raisonnable de prendre en compte les schistes bitumineux dans les ressources disponibles pour perpétuer un mode de vie basé sur une consommation abondante de pétrole. Je suis d’avis qu’il ne faut pas les prendre en compte ; ils ne sont d’ailleurs pas pris en compte dans les scénarios de pic pétrolier.

Notre mode de vie actuel est largement influencé par le pétrole abondant. Et ce pétrole là se rarefie. Les pétroles du futur seront très coûteux à extraire (financièrement , énergétiquement et environnementalement).

Une opportunité plus difficile pour l’Europe

J.C. : L’ennui, c’est que le message actuellement véhiculé par l’actualité auprès du public, c’est que ces ‘nouvelles’ ressources nous offrent un répit inespéré dans le cadre de la transition énergétique, qui devient du même coup moins urgente…

P.B. : Sur le moyen terme, il est indéniable que les pétroles de schiste ont considérablement changé la donne. Mais cela s’est concentré sur les seuls Etats-Unis. Ce sont ces ressources qui, ces dernières années, ont essentiellement tiré la production mondiale à la hausse, compte tenu des circonstances politiques qui ont prévalu dans de nombreux pays producteurs, et du déclin naturel des gisements vieillissants.

J.C. : Mais ce message est-il réellement justifié par les volumes considérés ?

P.B. : Du point de vue des Etats-Unis, ils sont réellement significatifs. Le pétrole de schiste leur a permis de réduire fortement leurs importations de pétrole, avec à la clé énormément d’emplois créés dans les zones où ces ressources non conventionnelles ont été développées. Et le gaz de schiste a mis fin à la crise du gaz que traversait le pays depuis plusieurs années, due à l’épuisement des ressources conventionnelles. Les entreprises grosses consommatrices de gaz, qui délocalisaient, reviennent à présent au pays. Ce changement de donne est en outre intervenu à un moment très opportun aux Etats-Unis, qui étaient alors plongés dans la crise financière de 2008.

J.C. : D’où la tentation pour l’Europe de voir si on ne pourrait pas profiter de la même manne… ?

P.B. : Oui, mais dans des conditions nettement moins favorables qu’aux Etas-Unis. Il faut savoir que, outre Atlantique, de nombreuses sociétés pétrolières s’affrontent, avec à la clé des prix bien plus compétitifs que chez nous. Le forage d’un puits aux Etats-Unis revient à quelques 3 millions de dollars, alors qu’en Europe on ne doit pas être loin de 10 millions ! En outre la législation américaine est historiquement très favorable à cette industrie, ce qui n’est pas le cas en Europe où le cadre légal est en plus extrêmement fragmenté. Enfin, aux Etats-Unis, le propriétaire du sol étant également propriétaire du sous-sol, les particuliers sont tentés d’autoriser un forage dans leur jardin puisqu’ils peuvent en tirer un bénéfice. En Europe, les particuliers n’en retirent que les nuisances. L’opposition environnementale est dès lors plus forte. Donc, si de telles pistes doivent être développées chez nous, cela se fera nécessairement de manière plus lente et plus compliquée qu’aux Etats-Unis, et il ne faut pas s’attendre à des effets similaires sur le prix du gaz.

Mieux connaître le pic, pour mieux l’anticiper

J.C. : Dans ce contexte particulier, vous avez été appelé, à la demande du Parlement wallon, à formuler un diagnostic et des recommandations sur l’attitude à adopter chez nous face au pic pétrolier. Qu’avez-vous envie de souligner ?

P.B. :  D’abord, la nécessité d’améliorer la connaissance du pic pétrolier. Il s’agit de faire en sorte que l’ensemble de la population ait une compréhension minimale de ce qu’est le pic pétrolier et que chacun intègre cette dimension dans ses plans d’avenir. En effet, les conséquences de ce pic seront nombreuses et ce, dans tous les domaines. Mais il s’agit aussi d’améliorer les prévisions. Il faudrait améliorer la transparence dans les définitions et les chiffres exploitables. On manque cruellement de données fiables pour faire un diagnostic précis sur ce terrain. Il est très difficile et coûteux d’obtenir des chiffres permettant des appréciations fines de la réalité. La marge d’incertitude reste en tout état de cause importante.

Dans le même ordre d’idée, il faut ensuite écarter toute référence aux réserves dites prouvées comme preuve de disponibilité suffisante de pétrole pour les 40 prochaines années – référence qu’on retrouve pourtant dans de nombreuses études. Comme le montrent de nombreux exemples, il n’y a aucun lien entre le montant des réserves prouvées et la capacité à maintenir un débit de production donné. Ces chiffres brouillent le message du pic pétrolier, en donnant l’illusion que les investissements et avancées technologiques renouvellent rapidement les réserves épuisées et qu’il n’y a pas de problème de disponibilité. On a donc un besoin urgent d’une approche plus rigoureuse de ces statistiques. Pour revenir au message induit que vous évoquiez à propos des pétroles de schiste, les études que nous avons reprises dans le cadre de ce rapport montrent que ces ressources ne devraient repousser le pic pétrolier que jusqu’à 2015-2030. Et pour les Etats-Unis, le pic devrait survenir d’ici 2020. Ca reste un timing très proche. Les pétroles de schiste vont surtout jouer sur le scénario de la phase de déclin de la production.

J.C. : Qu’est-ce à dire ?

P.B. : Je pense que, plus qu’un pic comme on a coutume de le présenter, on s’oriente de plus en plus vers un scénario de plateau ondulant, où la production et les prix du pétrole vont monter et descendre au gré des aléas économiques et des sauts de production du type de celui qu’on observe actuellement avec les pétroles de schiste. Comme en 2009, nous sommes à présent dans une phase de chute des prix. La raison est ici que la croissance de la demande ralentit au moment-même où la production américaine de pétrole bondit. La conséquence de cette baisse de prix est une remise en cause de toute une série de projets pétroliers faute de rentabilité. La baisse des investissements risque d’entraîner une baisse de production, avec un déphasage de plusieurs mois, à cause du déclin naturel des vieux gisements. Sous 50 dollars le baril, ce scénario est assuré. La baisse actuelle des prix ne devrait dès lors être que temporaire. C’est sur un tel plateau ondulant  que nous nous situons depuis 2004. Cette volatilité des prix n’aide pas à la prise de conscience de l’urgence de la transition, mais il faut pourtant garder le cap, et accélérer les adaptations pour un monde consommant moins de pétrole, car il est préférable d’anticiper le pic pétrolier que d’agir sous la contrainte.