L’implantation d’éoliennes en Wallonie est en chute libre depuis 5 ans. En cause : la multiplication des recours devant le Conseil d’Etat. Cette instance joue actuellement un rôle déterminant. Trop ?
Le développement éolien en Wallonie accuse un ralentissement important depuis quatre ans. Les taux de croissance parlent d’eux-mêmes : 58 % en 2010, 22 % en 2011, 9 % en 2012, 5 % en 2013, 4 % en 2014 et sans doute à peine mieux en 2015.
En cause : le nombre élevé de recours, principalement au Conseil d’Etat. 37 projets éoliens wallons y sont actuellement bloqués, soit près de 200 éoliennes. Cela représente l’équivalent de 530 MW, soit presque autant que la puissance déjà installée en Wallonie (664 MW).
En effet, depuis 5 ans, les projets éoliens autorisés par le Ministre compétent font quasi tous l’objet d’un recours introduit par des citoyens ou des communes.
Cette congestion des dossiers au Conseil d’Etat handicape le redémarrage de la filière et pourrait mettre à mal les objectifs wallons en matière de renouvelables (13 % d’ici 2020). Comment en est-on arrivé là ?
Le développement éolien est en net recul en Wallonie depuis 5 ans . Graphique : APERe / Observatoire éolien
NIMBY ? Pas seulement
Au début, les développeurs éoliens et les différentes institutions chargées d’analyser chaque projet ont cru au seul syndrome NIMBY, déjà largement éprouvé lors de l’implantation de centres d’enfouissement technique ou de stations d’épuration. Mais vu le nombre de recours visant l’éolien, les acteurs éoliens ont commencé à s’interroger.
Dans le dernier numéro du trimestriel Reflets & Perspectives de la vie économique*, Thomas Bauwens (ULg) estime que d’autres facteurs ont joué un rôle crucial dans l’acceptabilité des projets éoliens. Il en distingue particulièrement trois : la justice distributive – l’estimation individuelle subjective de la manière dont les coûts et bénéfices sont distribués au sein de la collectivité –, la justice procédurale – la perception subjective de la démarche qui a présidé à des décisions telles que le choix du site, la mise à disposition des informations, la participation, etc. – et la confiance dans le développeur.
« Si les communautés locales perçoivent que des intérêts extérieurs monopolisent la plupart des bénéfices de l’énergie générée ou si elles ne sont pas impliquées dans les processus de développement, elles pourraient nourrir le sentiment d’être injustement traitées et prendre part à un activisme d’opposition », estime ainsi Thomas Bauwens.
Les citoyens wallons seraient-ils si fortement opposés à l’éolien, au point de motiver autant de recours ?
Au contraire, un sondage Ipsos, réalisé en 2013 pour le compte de la fédération EDORA, démontre que 81 % des Wallons se disent favorables au développement éolien, y compris dans les zones rurales, directement concernées par l’éolien. De plus, les Wallons se montrent plus favorables à l’implantation d’éoliennes s’ils ont déjà eu l’occasion de les côtoyer. Les opposants, quant à eux, ne représenteraient en réalité qu’une minorité, soit 5 % de la population wallonne (consulter ce sondage :
L’opinion publique en Wallonie rejoint ainsi les avis exprimés dans d’autres sondages éoliens à travers l’Europe (source : Wind-energy).
Dès lors d’où viennent ces recours ? Selon plusieurs développeurs éoliens, de nombreux recours sont introduits par des personnes proches de Vent de Raison. Cette association s’est constituée au fil des ans en véritable lobby anti-éolien, qui va jusqu’à créer une opposition locale et prodiguer des conseils juridiques en matière de recours. Une efficacité redoutable, mais une opposition qui n’est pas représentative de l’opinion majoritaire, comme le constate la Fédération Inter-Environnement Wallonie dans cette analyse.
Le Conseil d’Etat va-t-il trop loin ?
Le Conseil d’Etat se voit donc obliger de statuer sur ces nombreux recours. Sa mission essentielle vise à suspendre ou annuler les actes administratifs contraires aux règles de droit en vigueur. Une décision sur la forme, donc. Et c’est là que, ce qui paraît simple au départ, devient très vite compliqué. Les avocats spécialisés sont devenus de véritables virtuoses dans la recherche de la moindre faille juridique. Et les Conseillers d’Etat se doivent de tout vérifier. Mais jusqu’où ?
Michel Pâques, professeur extraordinaire spécialisé en droit administratif à la Faculté de droit de l’ULG et par ailleurs Conseiller d’Etat depuis 2008 en sait quelque chose : « Le Conseil d’Etat peut faire valoir toutes les illégalités qu’il débusque dans un dossier souvent volumineux et qui comporte un nombre considérable d’embuscades possibles. C’est un des traits du droit administratif moderne. En ce qui concerne l’implantation d’une éolienne, cela impose de tenir compte à la fois du droit des études d’incidence, de la procédure de demande de permis unique « valant permis d’urbanisme et permis d’environnement », d’explorer les incidences du projet sur pratiquement tous les tiroirs de l’environnement – impacts sur le paysage, la faune, la flore, sur le bruit, sur l’urbanisme… Tout cela implique une étude très minutieuse. » Par conséquent, les délais peuvent aller d’un an pour une procédure normale en annulation à 2 voire 3 ans si on y joint une procédure de référé. Certains dossiers qui nécessitent un remaniement peuvent même s’étaler sur 6 à 7 ans avant que le permis ne soit finalement octroyé pour construire le parc éolien.
Il est vrai qu’au bout du compte, on peut avoir le sentiment que la décision repose sur peu de choses. « On a souvent le sentiment, explique un avocat spécialisé, que le Conseil d’Etat suspend ou annule une décision pour des broutilles. C’est oublier que le Conseil d’Etat se penche sur la légalité et non sur l’opportunité d’une décision. Il s’intéresse plus à la forme qu’au fond. (…) La boîte de Pandore, c’est quand il met le nez dans l’étude d’incidence pour apprécier si elle est complète ou non, ce qui peut l’amener à aller très loin. »
Trop ? « La plupart des problèmes qui arrivent devant le Conseil d’Etat trouvent leur fondement dans la réglementation en vigueur », poursuit-il. « Et si le Conseil d’Etat est amené à se montrer tatillon, c’est parce que le législateur, lui, s’est montré un peu léger et n’est pas allé assez loin sur certains aspects du développement éolien ».
Un législateur wallon peu prévoyant
Et souvent, les racines du problème ne datent pas d’hier. Au début des années 60 par exemple, lorsque le droit de l’aménagement du territoire s’est mis en place, le choix a été fait de mettre une grande partie du territoire wallon en zone urbanisable. Cela évitait des dépréciations urbanistiques et donc des dédommagements en cas de changement d’affectation ultérieure. Dans la foulée, cela a créé des effets d’aubaine qui, aujourd’hui, conduisent, outre à une grande dispersion de l’habitat, au recours fréquent à des dérogations. Dans le domaine de l’éolien, on a préféré laisser la question en suspens et en faire une question de droit privé entre le riverain et l’exploitant. Le ver était dans le fruit.
Une opinion que semble partager Michel Pâques, en coiffant prudemment sa casquette de professeur : « Il y a peut-être en effet un déficit d’organisation du cadre juridique qui aurait sans doute gagné à être mis au point avant la ‘vague’ éolienne. Si la carte éolienne avait été mise au point en lui donnant d’emblée une valeur réglementaire contraignante, en identifiant avec précision les mailles du territoire où l’implantation se justifie, si les plans de secteur avaient été révisés en ce sens,… s’il y avait eu donc une vision prospective de l’implantation de l’éolien en Région wallonne, le contentieux se serait présenté tout différemment. Mais on ne va pas refaire l’histoire… ».
« Ce qui me paraît évident, poursuit-il, c’est que le manque d’encadrement préalable de la politique éolienne et le choix de l’abandonner au gré des initiatives de promoteurs, en marge du cadre réglementaire et législatif, n’est peut-être pas le bon plan. C’est un peu aussi ce qui s’est passé en matière de développement aéroportuaire en Wallonie. On a cherché à les implanter alors qu’il n’y avait pas encore de cadre particulier en ce qui concerne le bruit des avions, sur base de la législation existante ».
Bruno Claessens, Facilitateur éolien pour la Wallonie, nuance ce propos : « Il n’y avait sans doute pas de planologie au démarrage de la filière mais les développeurs éoliens n’étaient pas livrés à eux-mêmes. Un encadrement existait déjà, qui s’est affiné au fil des ans et se voit toujours appliqué : cadre de référence, cahier de charge pour les études d’incidences, conditions sectorielles, … ».
Un Conseil d’Etat instrumentalisé ?
Et pourtant… Le cadre législatif s’avère si complexe que toutes les parties – tant les développeurs éoliens que les opposants – peuvent aujourd’hui trouver une faille, sur laquelle introduire un recours. D’où la tentation d’évoquer une forme d’instrumentalisation du Conseil d’Etat en Wallonie.
En tant que vieux routier des dossiers juridiques liés aux autorisations d’implantation éoliennes, notre interlocuteur avocat s’en défend : « Je ne constate pas d’instrumentalisation du Conseil d’Etat. Même si cela plaît à certaines parties d’identifier de cette manière les oppositions qu’elles rencontrent. Ce qu’il faut voir, c’est que ce sont des projets qui touchent nécessairement le cadre de vie, dans des zones non constructives à vocation rurale de surcroît. D’où tous ces contentieux soumis au Conseil d’Etat. Si les projets n’avaient pas reçu l’aval de l’administration, c’est à dire que de nombreux griefs avaient attiré l’attention de l’autorité administrative, nombre de permis auraient été annulés parce qu’ils n’étaient pas assez motivés d’un point de vue administratif ».
Simplifier le cadre juridique
In fine, les juristes et les acteurs de l’éolien s’accordent pour dire que la complexité du cadre juridique est un facteur déterminant dans le nombre de recours déposés au Conseil d’Etat.
Depuis 2009, les gouvernements wallons successifs ont pris conscience de ces lacunes. A titre d’exemple, la réglementation est devenue plus stricte pour garantir la qualité de vie des riverains. Ainsi, la distance aux habitations est aujourd’hui de minimum 4 fois la hauteur de l’éolienne, soit environ 600 mètres ; alors qu’elle était de 350 mètres il y a quelques années encore. Cette nouvelle norme est supérieure à ce qui se pratique dans la plupart des Régions européennes. L’exécutif actuel travaille sur un cadre mieux défini, qui limiterait fortement les possibilités de recours (projet de décret, adaptation du cadre de référence, Code du Développement Territorial). Selon tous les acteurs éoliens, seul un cadre juridique « sans faille » permettrait d’assurer le redémarrage de la filière.