Les ressources méconnues de la chaleur fatale

Les PME et PMI cherchent de plus en plus à valoriser les pertes thermiques de leurs processus industriels. Explications de Sébastien Dubois, expert en récupération de chaleur fatale.

A côté de l’électricité verte qui mobilise beaucoup d’acteurs dans la transition énergétique, le concept de chaleur verte paraît plus diffus. On pense bien sûr à l’énergie mobilisée pour le chauffage des bâtiments et à la cogénération. Mais beaucoup – y compris les principaux intéressés –  passent à côté des pertes thermiques générées par les processus industriels. Un potentiel d’énergie verte souvent « perdu » dans les fumées des usines. Sébastien Dubois, Responsable Recherche et Développement de la société ACTE, s’est spécialisé dans la filière de la récupération de chaleur fatale avec un œil particulier sur les petites et moyennes entreprises ou industries (PME/PMI).

Jean Cech (Renouvelle) : Qu’est-ce qui vous a amené à cette activité ?

Sébastien Dubois (ACTE) : Notre raisonnement est parti du constat que, d’un point de vue industriel, une bonne partie des acteurs ont besoin d’électricité mais aussi de chaleur : l’agroalimentaire, la métallurgie, l’industrie papetière, etc. Pour produire la chaleur dont ils ont besoin, l’électricité est rarement le bon vecteur. Trop cher. Ils vont aller chercher de la chaleur primaire ailleurs. Via des combustibles, ou en récupérant un maximum de chaleur sur le process lui-même. C’est à ce dernier niveau que se situe notre core business. Au début nous étions surtout spécialisés dans les micro-turbines à gaz développées comme alternative aux  moteurs à pistons. En récupérant la chaleur contenue dans les gaz d’échappement et en la réutilisant pour préchauffer l’air de combustion, nous arrivions à diviser la consommation de fuel par deux et à doubler le rendement. Cela reste inférieur au moteur à piston, mais permet d’utiliser des types de combustibles bien moins onéreux, comme des gaz très pauvres, et de proposer au final des équipements moins coûteux tant au niveau de l’utilisation que de la maintenance. A l’heure actuelle, le prix unitaire d’une micro turbine à gaz est moins intéressant que celui d’un moteur à piston pour des raisons d’économie d’échelle.

J.C. : Vous parlez de chaleur perdue. Où se situent les gros gisements ?

S.D. : En France, l’ADEME et l’ANCRE ont développé plusieurs scénarios visant au développement de l’efficacité énergétique de l’industrie. Cela a amené l’ADEME à publier tout récemment un rapport sur la chaleur fatale industrielle. Les secteurs d’activité les plus consommateurs d’énergie y sont répertoriés, du plus gourmand – la chimie et les plastiques : 26 % – aux moins voraces – mécanique et fonderie : 8 % – en passant par l’agro-alimentaire, la sidérurgie, les matériaux non métalliques (ciment, verre, brique, etc.) et le papier-carton.

J.C. : Pourquoi la chaleur fatale est-elle à ce point négligée ?

S.D. : Actuellement, la plupart des gros acteurs industriels ont déjà optimisé leur consommation de chaleur parce que cela porte sur des postes tellement importants que ce serait un non-sens absolu de les ignorer. Pour les PME/PMI, c’est tout différent. Jusqu’à il y a peu, le contexte économique et énergétique ne justifiait pas d’investir dans des installations énergétiquement performantes. D’autant qu’en tant que petits consommateurs, ils payent leur énergie plus cher que les gros industriels. Beaucoup se rendent compte que c’est au niveau de la récupération de chaleur qu’ils peuvent éviter une bonne partie de leurs achats d’énergie primaire. Mais la difficulté jusqu’ici, c’est d’arriver à ce qu’ils considèrent comme un investissement les débours que cela suppose et non comme « une dépense sans contrepartie ». A cela on ajoutera le fait que la récupération de chaleur a beaucoup plus de sens si la chaleur est réutilisée directement dans le procédé industriel. Mais elle peut aussi être valorisée dans des besoins annexes en chaleur, comme le chauffage des locaux de l’entreprise par exemple. On en arrive à des situations où le four émet d’importants rejets thermiques alors que, dans le même temps, une chaudière vieillissante au fuel assure péniblement le chauffage des locaux tout à côté. On se trouve donc avec deux consommations alors qu’il pourrait n’y en avoir qu’une. Avec une récupération de chaleur sur la cheminée et sa réinjection dans le circuit de chauffage.  Bien entendu, les retours sur investissement seront d’autant plus courts que la proximité est importante entre la source de chaleur et le lieu de réutilisation. On pensera donc d’abord aux possibilités de valoriser la chaleur directement sur la chaîne de production avant de se concentrer sur une installation de chauffage à proximité.

J.C. : Comment ce discours est-il reçu dans les PMI ?

S.D. : Pour dire la vérité, cela dépend surtout du prix du combustible. Quand le prix du baril est à cinquante dollars, il est difficile pour l’industriel de mesurer l’intérêt immédiat de la récupération de chaleur fatale. Au contraire, dès qu’il grimpe à 120 dollars,  cette perspective est bien plus évidente. Mais actuellement on va vous imposer des retours sur investissement de moins de deux ans.  Or, on parle ici d’une installation appelée à durer plus de dix ans. Depuis quelques temps, nos interlocuteurs acceptent des retours sur investissement de 3 ou 4 ans. Nous pensons que 4 ou 5 ans serait plus confortable.

J.C. : Les politiques publiques poussent-elles dans cette direction ?

S.D. : Actuellement, en Belgique, elles sont surtout orientées sur la production d’électricité verte via les certificats verts. La récupération de la chaleur fatale n’est pas vraiment à l’agenda. Au Canada, où nous venons d’achever une mission, on favorise le kW. Si vous arrivez à récupérer des kW, qu’ils soient électriques ou thermiques, vous obtenez la subvention. En France, depuis l’apparition des certificats blancs, la récupération de chaleur prend un poids grandissant.

J.C. : Qu’est-ce qui explique cette attitude plus exclusive chez nous ?

S.D. : Le fait qu’on soit actuellement polarisé sur le réseau électrique. On a décidé de quitter le nucléaire, de nous affranchir des énergies fossiles, la transition énergétique focalise toutes les attentions publiques. La chaleur vient au second plan, alors que sa production est indissociable de l’utilisation de combustibles.

Source : ADEME, « La chaleur fatale industrielle : connaître pour agir », mars 2015.

J.C. : Quelle est l’ampleur des pertes thermiques que vous constatez lorsque vous intervenez dans une PMI ?

S.D. : Cela dépend bien sûr du type d’industrie et de la consommation globale de celle-ci. Mais il n’est pas rare qu’on évalue la part de chaleur fatale valorisable entre 30 et 75% en fonction du cahier des charges. Cela dépendra aussi de la température des rejets. Au plus elle est basse au plus on aura du mal à la valoriser. Après cela, l’intérêt de cette récupération évoluera en fonction de la possibilité de la valoriser sur place de sorte à minimiser l’investissement global.

J.C. : Ne peut-on imaginer de la stocker ou de la valoriser sur un réseau de chaleur par exemple?

S.D. : La chaleur peut effectivement être stockée, contrairement à l’électricité qui doit être consommé directement – les systèmes de stockage électrique de type batterie sont uniquement destinés à de très faibles consommations et il n’y a pas aujourd’hui de solution à l’échelle industrielle. Néanmoins, le stockage de chaleur n’est intéressant que s’il y a un réel besoin de chaleur, direct ou via le réseau de chauffage. Dans les autres cas, lorsqu’il n’y pas de besoin de chaleur, la chaleur fatale peut être transformée en électricité mais au prix d’investissements plus lourds. La valorisation, via des réseaux de chaleur à l’échelle d’une ville ou d’un tissu industriel, fait l’objet elle aussi de plusieurs expérimentations à l’étranger, comme par exemple dans la Vallée de la Chimie, dans la région lyonnaise. Par ailleurs, la question du stockage de la chaleur et de l’électricité est un sujet qui n’a pas encore de réponse très viable à grande échelle. Cela fait l’objet de nombreuses études à l’heure actuelle, notamment par le biais de polymères par exemple. Aujourd’hui, cette recherche est encore assez embryonnaire et quelques années devront sans doute encore passer avant que l’on ne parle de solutions disponibles à grande échelle et économiquement intéressantes.

J.C. : On a souvent le sentiment que nombre de projets de ce type, très séduisants sur papier, s’embourbent ensuite dans d’interminables difficultés techniques, financières et/ou administratives…

S.D. : Il faut savoir que monter un projet de récupération de chaleur peut être beaucoup plus simple qu’il n’y paraît. A condition de ne pas tomber dans le piège de la complexité à outrance. En effet, on a souvent tendance à viser immédiatement de grosses installations impliquant plusieurs usines et tout un réseau de chaleur, plutôt que de penser local et usage direct. L’investissement dans ce type de projet est en effet bien plus abordable et transparent lorsque l’on se focalise sur les rejets et les besoins d’une seule et même usine. L’utilisation des rejets thermiques pour répondre à des besoins environnants s’inscrit dans une démarche naturelle d’Utilisation Rationnelle de l’Energie (URE) qui fait appel aux notions d’« économie circulaire » (NDLR : lire notre article Les territoires misent sur l’économie circulaire ). Comme tout nouveau mode de pensée, cette vision du cycle de la consommation nécessite un certain apprentissage.

J.C. : Des politiques comme les contrats de branches et des systèmes comme ISO et EMAS devraient pourtant avoir boosté les réflexions industrielles à ce niveau, non ?

S.D. : C’est vrai. Et il est certain que la demande de récupération de chaleur sur son propre site ou sur celui du voisin direct croît. Mais il ne faut pas minimiser l’importance du travail préalable à l’installation du système de récupération sur le site. On parle en effet de rejets gazeux, et chaque procédé industriel présente à ce niveau ses propres caractéristiques, à la fois en termes de températures mais aussi de particules ou de compositions des fumées. Il arrive que l’on soit en présence de gaz corrosifs pouvant altérer l’équipement de récupération. Il faut aussi tenir compte des condensats – lorsque l’on refroidit au maximum les fumées, celles-ci se condensent – et des questions de pression qui ont aussi un impact sur la durée de vie de l’équipement. L’ensemble de ces problématiques doit être pris en compte pour pouvoir proposer une solution réaliste à l’industriel. Et dans des secteurs comme la pétrochimie, ces challenges ne sont pas encore tous résolus. C’est notamment pour cela qu’il existe encore un écart entre l’avancement des réflexions industrielles et les solutions mises en place. Néanmoins, je pense que nous allons dans le bon sens et que nous entendrons de plus en plus parler de récupération de chaleur sur les sites industriels.