Les investisseurs en énergies fossiles utilisent ce Traité pour attaquer en justice les Etats qui prennent des mesures défavorables à leurs intérêts. Plus de 136 litiges sont en cours, ce qui mine les ambitions du Green deal européen. Quelles sont les solutions ?
Dans les années 90, l’Europe a initié le Traité sur la Charte de l’énergie (TCE), qui lie aujourd’hui 53 pays ou organisations régionales – dont la Belgique et l’Union européenne.
A l’origine, le Traité visait à assurer le redressement économique des pays d’Europe de l’Est et de l’ancienne Union soviétique, par le biais d’une coopération dans le secteur de l’énergie. L’Europe occidentale cherchait également à sécuriser son approvisionnement énergétique et à protéger les investissements dans le secteur de l’énergie réalisés par des entreprises européennes dans des Etats instables ou en transition vers l’économie de marché, et aux systèmes judiciaires défaillants.
A l’époque, l’Europe ne se souciait pas encore beaucoup de mesures climatiques. Mais aujourd’hui, il en va tout autrement avec les ambitions du Green deal pour décarboner le continent d’ici 2050.
Or des entreprises actives dans les énergies fossiles utilisent ce Traité pour attaquer en justice les Etats qui prennent par exemple des mesures défavorables aux marchés du charbon et du pétrole.
De nombreuses associations environnementales dénoncent dès lors ce Traité.
Nous faisons le point sur cette question épineuse.
Qu’est-ce qui pose problème ?
Les principales dispositions du TCE concernent la protection des investissements, du commerce des matières et des produits énergétiques, le transit et le règlement des différends.
En particulier, l’article 26 prévoit que lorsqu’un différend entre un investisseur et un Etat Partie n’a pas pu être réglé à l’amiable dans un délai de trois mois, l’investisseur peut choisir de soumettre ce différend, en vue de son règlement :
- Aux juridictions judiciaires ou administratives de l’Etat Partie ;
- Conformément à toute procédure de règlement des différends convenue préalablement, ou ;
- A une procédure d’arbitrage ou de conciliation internationale.
C’est cette 3e option qui pose problème. Pour protéger les investissements dans le secteur de l’énergie, le Traité contient un mécanisme de règlement des différends de type « ISDS » (Investor-to-State Dispute Settlement) qui permet à un investisseur étranger d’attaquer un Etat devant un tribunal d’arbitrage privé pour contester des expropriations non seulement directes (telles que des nationalisations arbitraires) mais également indirectes (par exemple, des choix politiques lésant un investisseur).
Le TCE est aujourd’hui le traité le plus utilisé par les investisseurs du secteur de l’énergie pour contester, devant des tribunaux internationaux d’arbitrage, les mesures prises par des États en faveur de la transition énergétique.
Plus de 136 litiges
A l’heure actuelle, on recense plus de 136 litiges, majoritairement intra-européens, basé sur la clause ISDS du Traité.
L’exemple le plus récent est celui des Pays-Bas, attaqués par les multinationales allemandes RWE et Uniper – qui réclament des milliards d’euros de compensation – suite à la décision du gouvernement néerlandais d’interdire la production d’électricité issue du charbon d’ici à 2030.
Il y aussi le cas de l’entreprise britannique Rockopper qui a demandé 350 millions d’euros à l’Italie à la suite de son refus de lui accorder une concession de forage en mer Adriatique, ou encore les entreprises pétrolières, qui auraient obtenu l’affaiblissement de la loi Hulot sur les hydrocarbures en menaçant de recourir aux prérogatives que leur donne le TCE.

Un risque financier majeur
Aujourd’hui, le TCE représente un obstacle considérable pour assurer une transition énergétique effective dans les Etats Parties au Traité. En offrant des protections substantielles aux investissements dans le secteur des énergies fossiles, il est incompatible avec les efforts de décarbonation de l’économie mondiale, conformément aux objectifs de l’Accord de Paris et du Green Deal européen. De plus, en acculant les Etats à verser des indemnités exorbitantes aux investisseurs qui s’estiment lésés par des mesures en faveur des énergies renouvelables et d’une transition socialement juste, le TCE fait peser un risque financier majeur sur les États qui y sont Parties.
Plusieurs ONG l’accusent de bloquer les politiques publiques de transition énergétique en raison du risque encouru par les États d’être poursuivis par des entreprises qui cherchent à protéger leurs investissements dans les énergies fossiles. En effet, le Traité prévoit que les investisseurs peuvent réclamer des dédommagements importants (ceux-ci couvrent non seulement l’argent investi mais aussi les bénéfices escomptés et intérêts supplémentaires) aux gouvernements concernés s’ils estiment que des mesures publiques ont nui à leurs investissements.
Incompatible avec le droit européen
De son côté, la Belgique soutient le processus de modernisation du TCE pour que ce dernier soit aligné avec les objectifs environnementaux actuels et favorise la transition énergétique. Fin 2020, la Belgique a par ailleurs saisi la Cour de Justice de l’UE (CJUE) pour vérifier la légalité de la clause d’arbitrage ISDS avec le droit de l’Union. A ce sujet, la Cour a reconnu l’incompatibilité du TCE avec le droit européen. En particulier, la CJUE a déclaré que la clause « ISDS » n’était pas applicable aux différends opposant un État membre de l’UE à un investisseur issu d’un autre État membre.
Quelle(s) solution(s) ?

- Réviser le TCE
Un processus de révision du TCE a débuté fin 2018, suite à l’adoption par l’ensemble des Parties d’une liste exhaustive de 25 sujets ouverts à négociation. Mais la règle de l’unanimité qui prévaut pour modifier les dispositions du Traité a toutefois réduit d’emblée les ambitions de réforme.
L’Union européenne est à l’initiative des négociations sur la modernisation du Traité, ce qui n’est pas le cas de tous les signataires du TCE. En particulier, le Japon, soutenu par des pays exportateurs d’énergie tels que le Kazakhstan, a fermement défendu le maintien du statu quo et rejette toute modification majeure du TCE. Ainsi, la réforme du mécanisme d’arbitrage ‘investisseur contre Etat’ a directement fait l’objet d’un veto et n’a par conséquent pas pu être mise à l’agenda des négociations. La révision du TCE n’est donc pas une solution suffisante pour modifier la clause « ISDS » et atteindre les objectifs environnementaux des Etats européens.
- Mettre fin au traité
Pour résilier le TCE, il faut le consentement de toutes les Parties contractantes, ce qui semble difficilement envisageable vu l’attachement de certains Etats à ce Traité. Par conséquent, la résiliation du TCE ne paraît pas envisageable à l’heure actuelle.
- Sortir du traité
Etant donné que la révision et la résiliation du TCE requièrent toutes deux une décision unanime des Parties au Traité, une autre option est de se retirer du TCE, seul ou à plusieurs.
C’est la solution qui a été adoptée unilatéralement par l’Italie en 2016.
Les autres Etats européens sont divisés sur la question du TCE. En effet, de plus en plus d’Etats membres de l’UE – tels que la France et l’Espagne, mais aussi la Pologne, le Luxembourg et l’Autriche – envisagent de sortir du TCE s’il devait continuer à protéger les investissements dans les énergies fossiles.
D’autres Etats européens – comme la Suède, la Finlande, la Slovénie ou encore Malte – souhaitent qu’une partie des investissements dans les énergies fossiles continuent à être protégés.
Toutefois, l’option de sortie du TCE nécessite de neutraliser la clause de ‘survie’ selon laquelle un Etat peut être poursuivi pendant 20 ans après avoir quitté le Traité (article 47/3).
Cela peut éventuellement être fait par le biais d’un accord « inter se » qui désactiverait la clause « ISDS » entre les Etats ayant décidé de se retirer du TCE.
Un tel retrait permettrait de contrecarrer la protection des énergies fossiles basée sur le Traité entre tous les États qui se retirent du TCE. Malgré la clause de survie, quitter le TCE permettrait de réduire significativement le risque de poursuites ‘investisseur contre Etat’ car cette clause ne s’applique qu’aux investissements réalisés avant le retrait. Pour les investissements réalisés après cette date, aucune nouvelle poursuite dans le cadre du TCE ne pourra avoir lieu. De plus, quitter le TCE n’est pas difficile ; dès qu’un Etat a été rejoint le Traité depuis 5 ans au moins, il peut quitter le TCE à tout moment, en transmettant simplement un document écrit.
En conclusion
Pour réussir leurs transitions énergétiques, les Etats européens et l’Union européenne doivent envisager de quitter le TCE, faute de quoi les promesses de neutralité carbone et de transition énergétique risquent de ne jamais se réaliser.
Sources/références
- Traité sur la Charte de l’Energie (TCE), conclu à Lisbonne, le 17 décembre 1994.
- Loi du 16 avril 2998 portant assentiment au Traité sur la Charte de l’Energie, les Annexes, les Décisions et le Protocole sur l’efficacité énergétique et les aspects environnementaux connexes, faits à Lisbonne le 17 décembre 1994.
- Cour de Justice de l’Union européenne, Grande Chambre, République de Moldavie c. Komstroy LLC, 2 septembre 2021, C-741/19.
- CJUE, République slovaque c. Achmea, C-284/16, EU:C:2018:158.