La fiscalité carbone, appliquée aux énergies fossiles, peut s'avérer socialement inclusive ou, au contraire, provoquer la colère des gilets jaunes. En Belgique, de nombreux acteurs se mobilisent pour une transition juste.
« La transition énergétique juste : à quel prix ? ». Telle était la question posée à de nombreux acteurs de terrain ce vendredi 22 novembre 2019 à Bruxelles.
Cette matinée-débat, organisée par l’Association belge de la recherche et de l’expertise pour des organisations de consommateur (AB-REOC), a suscité un vif intérêt des 110 participants : organisations sociales, syndicales, représentants de consommateurs, associations environnementales, représentants des fournisseurs, des GRD, des régulateurs, travailleurs sociaux de CPAS, administrations, etc.
Les constats de départ sont le suivant : Selon le baromètre de la fondation Roi Baudouin, 1 ménage belge sur 5 se trouve en situation de précarité énergétique. Les ménages avec de faibles revenus consacrent un budget proportionnellement plus élevé pour leurs factures d’énergie. La précarité énergétique touche davantage les locataires. C’est une attention à prendre en compte, notamment lorsqu’on veut soutenir la rénovation énergétique (lire notre article Précarité énergétique : comment inciter les propriétaires-bailleurs à rénover les logements loués ?).
Comment, dès lors, « favoriser une juste transition qui réponde à la fois aux enjeux climatiques et aux enjeux sociaux de l’énergie ? La tarification de l’énergie a-t-elle un rôle à jouer pour nous permettre d’atteindre ces objectifs ? »
C’est tout l’enjeu, notamment, de la taxe carbone, déjà appliquée dans une quinzaine de pays. En Belgique, elle fait l’objet de débats et consultations depuis plusieurs années et se trouve intégrée au Pacte énergétique belge, que le futur Gouvernement fédéral devra mettre en oeuvre.
Une taxe sur les énergies fossiles
La taxe carbone est une taxe environnementale appliquée aux énergies fossiles (pétrole, charbon et gaz), très émettrices de gaz à effet de serre.
Cette fiscalité vise donc à faire contribuer les secteurs polluants en vue de financer les alternatives plus respectueuses de l’environnement.
La taxe carbone a été déployée notamment en Suède, en Suisse et en France. Le prix de la tonne de CO2 s’élève aujourd’hui entre 70 et 100 euros, parfois moins. En Belgique, avec un scénario à 70 euros la tonne de CO2 à l’horizon 2030, le prix des combustibles fossiles (essence, diesel, mazout et gaz de chauffage) augmenterait de 10 à 25%.
Malgré l’augmentation du prix de l’énergie, la facture globale devrait diminuer. En effet, la tarification carbone et les mesures associées ont pour objectif d’inciter les ménages à réduire leur consommation énergétique (meilleure isolation des logements, usage des transports en commun, …).
Voilà pour le principe. Dans la mise en œuvre, comme nous allons le voir, une taxe carbone peut s’avérer socialement inclusive ou …totalement injuste.
Mesures compensatoires pour les ménages vulnérables
Car les ménages pauvres qui n’ont pas la capacité d’investir dans des travaux d’isolation ou dans des équipements moins énergivores afin de réduire leur consommation énergétique, devront payer proportionnellement plus par rapport à leur niveau de revenu.
Des mesures compensatoires sont donc nécessaires pour assurer un impact redistributif. Autrement dit : les recettes de la taxe carbone doivent financer des mesures ciblées pour accompagner les ménages à revenus modestes.
Le spectre des gilets jaunes
Or, tout le monde a désormais à l’esprit l’exemple français, où la mise en œuvre de la taxe carbone s’est traduite par une augmentation des prix des carburants, sans mesures compensatoires pour les ménages à bas revenus ou éloignés dans les territoires, sans offre de transports en commun.
D’où la colère sociale des gilets jaunes, qui s’est manifestée en France – et en Belgique – à partir de fin 2018 et durant plusieurs mois.
Le modèle français a fait preuve d’injustice sociale. Selon l’analyse de l’économiste Jean Gadrey, « En France, les très riches émettent 40 fois plus de carbone que les pauvres, mais les pauvres paient plus de 4 fois plus de taxe carbone en % de leurs revenus ! » (lire son analyse dans Alternatives économiques).
De plus, selon le mouvement ATTAC, 1400 sites industriels et polluants sont complètement exonérés de la fiscalité carbone qui pèse sur la consommation des carburants. Tandis que les transports aériens et maritimes, également polluants, ne contribuent pas non plus à la fiscalité environnementale.
Enfin, seul un cinquième des recettes de cette taxe carbone sert actuellement à financer la transition énergétique en France.
Le mouvement des gilets jaunes a mené au gel de cette taxe et suscité un vif débat en France sur la justice sociale, fiscale et environnementale (lire notre article Gilets jaunes » et climat, même combat ? ). La plupart des acteurs institutionnels ou de terrain s’accordent désormais sur une redistribution fiscale plus juste et plus solidaire (lire cette synthèse sur Wikipedia).
En particulier, les économistes Audrey Berry et Eloi Laurent ont formulé une proposition de fiscalité carbone qui tienne compte de l’efficacité écologique et de la justice sociale : « Répondant notamment aux revendications de justice sociale et d’équité fiscale du mouvement des « gilets jaunes », la fiscalité carbone que nous proposons permettrait à 50 % des ménages français de recevoir plus qu’ils ne paient, les recettes additionnelles dégagées permettant de réduire considérablement la précarité énergétique qui touche des millions de Français. »
L’exemple français montre ainsi que, pour réussir une transition énergétique socialement acceptable, l’effort fiscal doit à la fois être équitable – selon les revenus et les taux d’émissions de CO2 – et servir réellement et entièrement à financer des alternatives accessibles à l’ensemble des citoyens, notamment en matière de mobilité et de rénovation énergétique.
Le modèle suisse, plus vertueux
En matière de fiscalité carbone, le modèle suisse s’avère plus vertueux.
Le revenu intégral de la taxe carbone y est redistribué via un montant fixe par personne. Ce modèle s’avère très inclusif – et donc socialement juste – puisque les recettes de la fiscalité carbone bénéficient proportionnellement plus aux ménages à bas revenus, qui reçoivent chaque année un courrier – très pédagogique – de ce type :
En Belgique, le Service Public Fédéral (SPF) Environnement cite le modèle suisse en exemple et le transpose au contexte belge.
« Si on applique ce modèle à la Belgique sur la base d’une taxe carbone à 10 euros/tonne, l’impact sur les revenus des ménages les plus pauvres serait globalement positif », résume Peter Wittoeck, Chef du Service Changements Climatiques du SPF Environnement (voir graphique ci-dessous).
Une tarification du carbone couplée à un mécanisme redistributif pourrait ainsi contribuer à lutter contre la précarité énergétique.
Une taxe forfaitaire serait en moyenne profitable aux ménages à bas revenus : les gains nets (en orange) sont positifs pour les revenus faibles puis deviennent négatifs pour les revenus plus élevés. Source : SPF Environnement.
Une taxe qui suscite le débat
Ce projet de taxe carbone en Belgique suscite le débat parmi les acteurs présents à cette matinée d’étude.
Selon Test Achats, par exemple, les recettes de cette taxe « ne doivent pas être redirigées vers le budget général, mais doivent soutenir le développement d’alternatives abordables. Et cela doit être clairement expliqué aux consommateurs. »
Le Bond Beter Leefmilieu (BBL) insiste également sur le financement d’alternatives abordables pour les citoyens.
En matière de mobilité, les recettes fiscales doivent donc permettre le développement de services de transports en commun et de pistes cycles. En matière de chauffage, il s’agira par exemples de financer l’isolation des logements, la création de réseaux de chaleur et le déploiement des pompes à chaleur.
D’autres acteurs tels que Samenlevingsopbouw et Rescoop.eu soulignent que les grandes entreprises, actuellement exonérées, doivent aussi contribuer à la transition, via une fiscalité proportionnelle à leur empreinte carbone.
De son côté, le Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) doute encore de l’efficacité d’une tarification carbone pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Tandis que le chercheur Grégoire Wallenborn (ULB) – craint qu’une taxe carbone linéaire – qui touche tout le monde de manière identique – « ne nous permettra pas d’atteindre une transition juste ».
Tout dépendra donc des modalités de mise en œuvre.
Le Pacte énergétique se veut juste
Le Pacte énergétique belge, adopté fin 2017, prévoit la mise en place d’une taxe carbone. Le futur Gouvernement fédéral – en négociation depuis plusieurs mois – devra le mettre en oeuvre.
Ce Pacte a le mérite d’être clair dans ses intentions : il s’agit de « maîtriser le coût de la transition afin de répartir de manière juste et proportionnée les coûts et bénéfices entre les générations actuelles et futures en veillant à accompagner l’ensemble des citoyens sur le chemin de la transition (mécanisme de solidarité). »
« Les moyens dégagés par cette tarification carbone financeront la transition et en particulier celle des personnes les plus vulnérables. »
Les acteurs de terrain seront en tout cas très attentifs à sa mise en œuvre en vue d’une transition juste.
Dans l’immédiat, tous les acteurs et partis politiques présents à cette matinée-débat s’accordent sur le principe d’élargir le tarif social à un plus grand nombre de ménages défavorisés. Cet autre outil permet d’octroyer un tarif énergie réduit pour les ménages vulnérables, mais sans agir sur l’impact environnemental.