Président de la CWAPE depuis 2002, Francis Ghigny a vécu de près la libéralisation et la transition énergétique. Il quitte aujourd’hui sa fonction et nous donne sa vision du secteur.
A la tête de la Commission Wallonne pour l’Energie (CWaPE) depuis août 2002, Francis Ghigny a accompagné la libéralisation du marché hyper-centralisé de l’énergie, puis soutenu et nourri les premiers balbutiements d’une transition énergétique aujourd’hui à l’œuvre.
Atteint par l’âge de la pension, il passera bientôt le relais à son successeur (qui n’a pas encore était désigné) à la présidence du régulateur wallon.
Dans un entretien à Renouvelle, il évoque le chemin parcouru en quinze ans et les grandes questions qui restent sur la table.
Jean Cech (Renouvelle) : Quel paysage énergétique s’offrait à vous au moment de votre entrée en fonction ?
Francis Ghigny (CWaPE) : Nous étions en situation de quasi monopole, avec un acteur – Electrabel – parfaitement compétent, mais tout puissant sur son terrain où il faisait la pluie et le beau temps. Il chapeautait l’ensemble du secteur et donnait ses directives jusqu’au niveau politique. Souvent, c’était lui qui rédigeait les textes juridiques – en général bien écrits – et imprimait son point de vue dans la loi. Il était tout à la fois producteur, fournisseur, gestionnaire de réseau de transport et de distribution via les communes, … Objectivement, il décidait de tout. Il occupait l’ensemble des fonctions liées à la gestion de l’électricité. Et via ses relations privilégiées avec les communes, il avait nécessairement l’oreille du politique. C’était véritablement un Etat dans l’Etat.
J.C. : Voilà que tout à coup, via l’Europe, ce modèle là n’a plus cours… C’est le temps de la libéralisation…
F.G. : Oui. Dès 1999, avec la loi électricité qui transpose la directive européenne de 1998 sur l’organisation du marché de l’électricité, la libéralisation bouleverse profondément cet « ordre établi » en mettant notamment en avant le principe de l’unbundling, à savoir la séparation des métiers de production, de fourniture et de transport. Un séisme.
J.C. : …Et la CWAPE se trouve parachutée au milieu du jeu de quilles pour faire respecter les nouvelles règles du jeu. Comment ce nouvel acteur est-il accueilli ?
F.G. : Comme des gens qui sortent de nulle part et n’y connaissent rien. Fidèle à ses habitudes, Electrabel est donc tenté d’aller leur expliquer paternellement comment faire. Avec en matière de communication, pendant des années, une volonté claire de ne pas trop nous informer sur le dessous des cartes. Sans doute avec l’idée sous-jacente que moins on en savait, moins on était en mesure de les contrôler. On a donc d’abord dû se battre pour leur faire comprendre que l’unbundling, ce n’était pas seulement un changement à formaliser sur papier, avec quelques savantes retouches au niveau de l’organigramme et de l’organisation interne. Car il faut bien se rendre compte que la business unit Netmanagement, qui était chargée au sein d’Electrabel de l’activité réseau, n’avait même pas une structure juridique propre. De vagues promesses de cloisonnement au sein de l’entreprise ne pouvaient suffire. L’activité réseau ne pouvait rester liée à l’activité de production et de vente.
Les GRD montent en ligne
J.C. : L’unbundeling s’est finalement imposé. Quelles sont selon vous les évolutions majeures que cette libéralisation a apportées en quinze ans ?
F.G. : Je dirais en premier lieu que cette séparation des métiers a permis de mettre en évidence celui de gestionnaires de réseau de distribution (GRD) qui, jusque-là, passait pour moins noble. A l’époque, les « tireurs de câbles » comme on disait, c’était un peu le bas du panier. Les meilleurs éléments étaient automatiquement orientés vers les métiers plus commerciaux, plus prestigieux et plus valorisés au sein d’Electrabel. Je dirais donc que cette évolution a rendu le métier de gestionnaire de réseau plus intéressant. D’où la montée en puissance progressive des smart grids (réseaux intelligents) qui se concrétisent progressivement. Les mentalités au sein des GRD ont ainsi évolué. Au départ, on n’avait pas affaire à des structures très dynamiques et réactives. On a vu se former des équipes beaucoup plus dynamiques, férues de recherche et initiant de plus en plus de projets innovants. Ils devenaient progressivement des petits « Elia », animés d’une passion qu’on ne connaissait pas auparavant dans ces métiers un peu ingrats de poseurs de câbles, avec un dimensionnement historique en « fit & forget ».
J.C. : Un métier revalorisé donc… Quid des régulateurs ?
F.G. : Dans le même temps, les régulateurs, à force de se frotter aux autres acteurs du marché, sont devenus réellement compétents. Au début, je vous l’ai dit, nous dépendions presque totalement du know how des opérateurs historiques qui, par ailleurs, disposaient de toute l’informatique de contrôle. Ils ne se privaient dès lors pas de tenter de nous manipuler. Nous leur avons tenu tête et l’idée s’est peu à peu imposée au niveau de ces acteurs-que-nous-contrôlons qu’ils avaient intérêt à nous tenir scrupuleusement informés des réalités de terrain s’ils voulaient qu’au final les bonnes décisions soient prises au niveau politique. Nous étions devenus assez conscients des enjeux et des points sensibles pour avoir un contrôle très fin quant au fonctionnement du marché. Nous sommes peu à peu devenus des acteurs à part entière.
Régulateur et fédérateur
J.C. : Comment cela s’est-il concrétisé ?
F.G. : Cela m’a surtout paru évident dès lors que nous avons commencé à organiser de grands forums réunissant tous les acteurs autour de certaines problématiques qui nous concernaient tous. Il y a d’abord eu les rencontres OTM – Ouverture Totale des Marchés- en 2006/2007. Pour la première fois, les différents métiers impliqués dans l’ouverture des marchés, dont certains ne se parlaient pratiquement pas, se sont rencontrés tous ensemble. Les comptes-rendus témoignent à quel point les acteurs de l’époque étaient déboussolés quant à la manière de faire dans ce nouveau monde qui s’ouvrait à eux. Puis, il y a eu les rencontres REDI (NDLR : « Réseaux Electriques Durables et Intelligents ») en 2011. Nous étions à l’époque précurseurs dans la prise de conscience que les réseaux pouvaient réellement être des outils de flexibilité, d’intégration des renouvelables et de maîtrise des coûts de mise à niveau des réseaux électrique. A l’époque, dans les grandes réunions internationales, ceux qui parlaient de smart grids évoquaient essentiellement le smart metering – les compteurs intelligents.
L’Europe y voyait essentiellement une opportunité de déploiement de nouveaux marchés d’équipement liés au compteur intelligent. Nous avons contribué à développer l’idée que les réseaux intelligents constituaient une priorité là où les smart meters ne jouaient qu’un rôle accessoire et pas du tout indispensable tant que les smart grids n’étaient pas pleinement opérationnels.
Répartition géographique des productions raccordées au réseau basse tension en 2020 / Scénario » CWaPPE/PMDE2011 » (par commune et niveau de puissance installée), rapport final du groupe REDI. Par ce type d’initiative, le régulateur wallon est devenu un acteur à part entière.
J.C. : On en est où, aujourd’hui, au niveau des smart grids ?
F.G. : On a pris un peu de retard. Les circonstances internes – un comité de direction largement amputé – ont amené la CWAPE à devoir délaisser un moment les visions stratégiques pour se concentrer sur le day-to-day. Nous sommes revenus à une dimension stratégique avec le Forum Reflex (NDLR : Forum Régional sur la Flexibilité) et surtout avec les « Rencontres de l’énergie à l’horizon 2030 » (organisées durant toute l’année 2016). C’est à cette époque toute récente que nous avons pris conscience de l’urgence d’une tarification incitative si nous souhaitions que le marché et le consommateur trouvent leur compte avec ces smart grids. C’est le levier qui va inciter le consommateur à s’investir dans un réseau intelligent, à développer ce comportement vertueux qui constituera l’étoffe d’une transition énergétique au moindre coût.
Enjeu de l’heure : la tarification
J.C. : A quelle échéance ?
F.G. : Nous venons de recevoir la compétence tarifaire. Un décret tarifaire vient d’être approuvé. La prochaine période tarifaire, avec la nouvelle méthodologie, démarre en 2019. Là, on devrait déboucher sur des tarifs réellement incitatifs, pour tous les acteurs, les poussant à opter pour une capacité de raccordement réellement flexible.
J.C. : Cela suppose, pour le consommateur résidentiel tout au moins, une généralisation de compteurs intelligents…
F.G. : Pour celui dont la charge est déplaçable et qui souhaite bénéficier des meilleurs tarifs, ce sera en effet indispensable. Mais c’est une évolution qui se fera de manière progressive. Même si ce ne sera pas un long fleuve tranquille.
Le risque de brouiller les cartes
J.C. : Y aurait-il des chausse-trapes à redouter ?
F.G. : Le point crucial de l’heure, c’est une claire redéfinition du rôle de tous les acteurs. On devine une lutte entre ceux-ci pour savoir qui va piloter ce nouveau modèle axé sur la flexibilité. Autrement dit, qui va en retirer les principaux bénéfices financiers. Ce qui nous intéresse côté régulateur, c’est que le modèle soit le plus performant possible, le moins couteux pour la société et qui répondra le mieux aux objectifs du gouvernement. A savoir un mix énergétique qui fasse la part belle aux renouvelables et affiche un prix acceptable pour le consommateur, en ce compris les plus précaires.
Si le rôle des principaux acteurs – producteur, fournisseur, distributeur, gestionnaire de réseau,… – paraît clair pour beaucoup, le poids grandissant de la flexibilité risque de brouiller les cartes si on n’y prend pas garde.
De nouveaux métiers entrent en piste. Ils apparaissaient déjà depuis quelques années au niveau industriel et se sont faits une place : agrégateurs, sociétés de service, responsables d’équilibre,… Ici, le but est de valoriser toute la flexibilité disponible et plus seulement au niveau industriel. Un enjeu d’une ampleur considérable.
Il fait apparaître toute une série de nouvelles initiatives et projets, et intéresse dans le même temps certains acteurs en place. A commencer par les GRD qui y voient une précieuse source de revenus potentiels supplémentaires pour leurs actionnaires et les communes. Pour des acteurs qui disposent d’un monopole, c’est un merveilleux levier commercial. Mais, si on ne laisse pas jouer la concurrence, le marché et les consommateurs risquent fort d’être les dindons de la farce.
J.C. : Comment l’éviter ?
F.G. : En redéfinissant clairement les rôles. Chacun est enclin à exploiter pour lui-même différents modes de flexibilité. Mais dès lors que celle-ci devient un objet commercial, nous pensons que cela doit rester aux mains du marché et soumis à concurrence. C’est la seule manière pour que toutes les opportunités soient rencontrées. Il faut que tous les clients qui disposent d’une capacité de délestage puissent l’utiliser dans les meilleures conditions. La concurrence d’aujourd’hui et surtout de demain ne se fera plus sur la commodité où le fournisseur ne gagne plus rien, mais sur le service.
J.C. : Vous disiez que le régulateur avait gagné en crédibilité dans le paysage énergétique. Cela ne lui donne-t-il pas un poids plus important pour peser sur les choix politiques ?
F.G. : A certains niveaux, oui, même si cela n’apparaît pas toujours. Je considère de ce point de vue que l’indépendance de la CWAPE est plus que jamais indispensable.
Une indépendance menacée
J.C. : Vous la sentez menacée ?
F.G. : Elle est toujours menacée. Le marché a besoin d’être rassuré. Et il ne le sera qu’à condition que tous les acteurs soient convaincus que l’ « arbitre » n’est inféodé à aucune partie. L’indépendance de la CWaPE constitue donc une garantie pour tous les acteurs de marché que leurs intérêts légitimes seront défendus.
J.C. : Un exemple ?
F.G. : Quand je constate que le ministre wallon de l’énergie n’a pas jugé nécessaire de préparer ma succession, j’y vois tout naturellement une menace. S’il se retient de suivre le processus naturel prévu par le cadre légal, on peut légitimement y soupçonner l’un ou l’autre calcul politique comme une volonté de favoriser une relation de dépendance. Le remplacement de membres du comité de direction d’un régulateur par l’autorité politique s’avère toujours très délicat. C’est un peu comme une élection dans un Etat démocratique, toutes proportions gardées, bien entendu.
J.C. : Et vous en concluez ?…
F.G. : La CWaPE doit rester vigilante. Je sais que tout le personnel de la CWaPE partage cette préoccupation. Je suppose que mon successeur fera de même.
J.C. : Comment assurer l’indépendance du régulateur?
F.G. : On pourrait déjà confier les nominations au Parlement et non plus au gouvernement. On pourrait également assurer un financement qui ne dépende pas directement du monde politique. Nous avons notamment plaidé pour que le financement de la CWaPE se fasse via une redevance, comme cela se fait pour la CREG, l’IBPT ou la Commission bancaire. Cela nous éviterait d’avoir continuellement à solliciter le gouvernement pour disposer des moyens de fonctionner, ce qui crée, de facto, un certain niveau de dépendance.