Face à la Russie, les enjeux d’une transition juste

L’inflation et la guerre en Ukraine incitent l’Europe et la Belgique à réduire leur consommation d'hydrocarbures russes et à accélérer leur transition énergétique. Mais pour réussir, cette volonté politique doit concilier démocratie, sécurité collective et justice sociale.

L’agression de la Russie en Ukraine est une guerre envers un peuple, la démocratie et la paix en Europe. Face à cette menace, l’Occident a pris des mesures inédites de sanctions économique et financière envers la Russie, dont nul ne sait si elles pousseront le président russe à un cessez-le-feu et à un retour à la diplomatie en vue de pacifier le conflit. 

Le régime de Poutine s’avère désormais imprévisible et bouleverse l’équilibre géopolitique mondial. 

Dans ce contexte inédit, l’Europe souhaite s’affranchir rapidement de sa dépendance aux hydrocarbures russes, qui financent l’invasion militaire en Ukraine. 

De nombreuses mesures sont envisagées. L’Europe adoptera-t-elle, comme les Etats-Unis, un boycott du gaz et du pétrole russes, alors que plusieurs Etats-membres en dépendent fortement pour leur approvisionnement ? 

Ou plutôt une taxe, qui pénaliserait les importations russes et permettrait de financer la transition européenne ? 

Les pays européens négocient déjà une diversification de leurs approvisionnements en énergies fossiles : gaz naturel liquéfié états-unien et australien ou hydrocarbures produits par des régimes peu fréquentables (Quatar, Azerbaïdjan, Egypte, …) – ce qui, dans tous les cas, crée de nouvelles dépendances à des énergies nocives pour le climat.

Le Green deal européen, qui vise un continent zéro carbone d’ici 2050, devient également le moteur d’une sécurité énergétique existentielle. 

Mais le développement, même accéléré, de l’efficience énergétique et des énergies renouvelables ne pourra remplacer le gaz russe à brève échéance. 

Toute l’attention politique se concentre d’ores et déjà sur l’hiver 2022-2021, où l’industrie et les ménages pourraient se trouver en situation de consommation énergétique limitée. 
 
Verra-t-on le développement de politiques et de campagnes de sensibilisation incitant les citoyens et les entreprises à réduire leurs consommations fossiles afin de participer à cette nouvelle sécurité énergétique – à l’instar de l’illustration ci-dessous ?  

Source : Twitter @createstreet

Ecologie de guerre et politique sociale 

Comme l’analyse Pierre Charbonnier dans la revue de référence Le Grand continent, nous assistons aujourd’hui à la naissance de l’écologie de guerre, dont voici quelques éléments-clefs : 

“On fait la guerre par l’intermédiaire des politiques énergétiques. L’énergie n’est plus seulement un ressort de la puissance en tant qu’elle alimente les armées et l’effort productif, elle l’est aussi en tant que facteur de risque dont il s’agit de se défaire.” 

“Si la défense de la démocratie tient à la mobilisation totale contre la Russie de Poutine, si cette mobilisation a pour instruments la sobriété énergétique et la capacité à ne pas céder dans l’épreuve de force, alors les sphères d’influence liées aux énergies renouvelables et à l’armement partagent des intérêts et des valeurs communes.” 

“Conduire la guerre par les moyens de l’écologie, en l’occurrence d’une sobriété énergétique précipitée, cela fait de chacun d’entre nous un acteur potentiel de la mobilisation, cela met en jeu la responsabilité de chacun dans le déploiement des événements.” 

“Il ne s’agit plus seulement de mettre en jeu l’énergie comme moyen et comme finalité de la confrontation, mais d’embarquer les politiques climatiques dans un nouveau grand récit historique.” 

“L’écologie de guerre est pour l’instant un ensemble disparate de mesures et d’ambitions de circonstances, sa consolidation en tant que colonne vertébrale de l’Europe des années Vingt dépend entièrement de notre capacité à la traduire en une politique sociale.” 

Démocratie et paix 

La guerre en Ukraine nous rappelle à quel point nos démocraties sont vulnérables et nécessitent des conditions sociales, politiques, constitutionnelles et de sécurité pour vivre dans la prospérité et la paix. 

Le soutien militaire, financier, politique et humanitaire au peuple ukrainien doit se faire, non pour nos intérêts énergétiques, mais au nom des valeurs européennes de la démocratie et de la paix. 

Mais comment gagner la guerre sans la faire ?

Au lieu de financer et armer une guérilla sans fin en Ukraine, l’Europe et l’OTAN doivent envisager tous les scénarios, y compris une intervention militaire – taboue jusqu’ici -, pour mettre fin au drame ukrainien et prévenir l’agression d’autres pays proches de la sphère historique russe (Moldavie ? Roumanie ? Pays baltes ? Pologne ?). 

Le peuple ukrainien nous rappelle avec courage que le droit à l’autodétermination et à la démocratie se gagne parfois – souvent – par les armes.

De la thérapie de choc à la guerre de Poutine 

Pour comprendre la dérive totalitaire de la Russie, il est utile de se replonger dans les circonstances de l’effondrement de l’URSS.  

En 1991, l’empire soviétique se disloque des suites d’un long processus résulte d’un processus de désintégration politique, économique et ethnique interne. 

Le monde célèbre alors la fin de la guerre froide et le triomphe de la démocratie et de la paix. 

Or la transition en Russie se déroule avec brutalité. Un désaccord éclate entre le président Boris Eltsine et le parlement sur deux enjeux fondamentaux : la poursuite ou non de la thérapie de choc c-à-d la transition brutale de l’économie communiste planifiée vers une économie de marché et le choix constitutionnel entre une république parlementaire et un régime présidentiel. 

Pour résoudre cette crise, le président Boris Eltsine fait tirer des chars sur le parlement. Le président américain Bill Clinton soutient cette initiative et ses conseillers parviennent à convaincre l’élite russe de poursuivre la thérapie de choc. 

Les idéologues néo-libéraux (américains et russes) sont convaincus que l’économie de marché ira de pair avec les libertés et la démocratie. 

Il s’ensuit un appauvrissement généralisé de la population russe et un enrichissement colossal de l’élite proche du pouvoir – les fameux oligarques. 

Dans ce contexte trouble, l’expérience démocratique russe s’est traduite par des élections contestées, puis par la reprise en main autocratique de Poutine, qui jouit d’une grande popularité auprès des Russes notamment pour avoir stabilisé l’économie. 

“En privilégiant le capitalisme sur la démocratie pour poser les fondations du monde de l’après-guerre froide, l’Occident a hypothéqué la stabilité, la prospérité, et, comme nous le voyons à nouveau en Ukraine, la paix et la démocratie”, écrit ainsi avec justesse Katharina Pistor, Professeure de droit à l’université Columbia (lire sa tribune dans L’Echo : De la thérapie de choc économique à la guerre de Poutine). 

A la chute de l’URSS, l’Occident a poussé la Russie vers le capitalisme sans réunir les conditions d’une démocratie stable et prospère.

Nul ne sait quand et ni comment Vladimir Poutine quittera le pouvoir – dans quelques mois, suite à une débâcle en Ukraine, ou en 2036 comme lui autorise la loi. Mais il est d’ores et déjà certain qu’un long processus sera nécessaire, par les citoyens russes, pour reconstruire les fondements d’une démocratie en Russie. 

Lire notamment ces articles : 

Le Monde diplomatique – Démocratie à la russe 

Le Monde diplomatique – Octobre 1993, le libéralisme russe au son du canon 

Mieux cibler les sanctions 

Alors, que faire ? 

Selon l’économiste Thomas Piketty – spécialiste des inégalités et de la justice sociale – les sanctions économiques actuelles sont très insuffisantes et pénalisent surtout la population russe, qui voit chuter son niveau de vie. 

“Ce sont plusieurs dizaines de milliers de fortunes russes investies dans les circuits financiers et immobiliers occidentaux qu’il faudrait viser”, écrit-il dans cette analyse : Sanctionner les oligarques, pas les peuples. 

“L’enjeu est central, non seulement pour faire plier le régime poutinien, mais également pour convaincre l’opinion russe et internationale que les grands discours sur la justice et la démocratie ne sont pas de vains mots”, souligne-t-il dans cette autre analyse : Affronter la guerre, repenser les sanctions. 

“C’est en allant beaucoup plus loin dans le droit et la justice que les pays occidentaux pourront contribuer à bâtir un monde post-militariste et post-colonial”, conclut-il. 

Vers une transition juste 

Au vu de ces bouleversements géopolitiques, l’Europe compte lancer une nouvelle dette commune pour financer la réponse énergétique et militaire (similaire à celle qui a permis d’absorber le choc économique et sociale de la crise sanitaire). 

Les pays européens, déjà confrontés à une forte inflation de l’énergie et des matières premières, entrent dans une période trouble, où une contestation sociale pourrait facilement être récupérée par des partis identitaires et anti-système. 

D’où la nécessité de mener des politiques énergétiques socialement justes et conduites au nom de valeurs partagées que sont la justice sociale, la démocratie et la paix.

Si l’on souhaite accélérer la transition énergétique, il faut rendre les Etats capables d’investir massivement dans l’efficience énergétique et les énergies renouvelables. 

Au vu de la rapidité des sanctions financières à l’égard des oligarques russes, les Etats européens seraient bien inspirés d’instaurer également un impôt progressif sur les milliardaires, qui ne cessent de s’enrichir grâce à la fraude et à l’évasion fiscale. En Belgique, 30 milliards € sont perdus chaque année pour les finances publiques.

Une centaine d’économistes plaident pour un tel impôt sur la fortune, afin de relever les défis du XXIème siècle : santé, éducation, transition énergétique, … (lire notre article Pour construire une société résiliente, il faut taxer les milliardaires).

Par ailleurs, l’Agence internationale de l’énergie et plusieurs acteurs belges appellent à taxer les bénéfices exceptionnels réalisés par les entreprises énergétiques en raison de la hausse des prix, afin de soutenir les investissements publics et les ménages (lire notre article Pour financer la transition, taxons les bénéfices exceptionnels des entreprises). 

Et si cela ne suffit pas, diverses personnalités proposent de créer une « monnaie volontaire », émise par la Banque Centrale Européenne, comme outil pour rendre aux Etats leurs capacités financières « pour financer les projets d’intérêt collectifs et non rentables que la dette de marché ne permet guère de financer même en situation de taux bas comme en témoignent les dernières décennies de faibles investissements publics dans la transition écologique et sociale, dans les services publics, l’école, l’hôpital, l’Université, ainsi que les aides aux citoyens pour leurs investissements de transition énergétique. » (lire cette carte blanche : La «monnaie volontaire», un outil pour restaurer le bien commun).

Comme on le voit, de nombreuses solutions existent pour que l’Europe puisse financer une transition soutenable, juste et résiliente – sans contracter de dettes à l’égard des générations futures – et assurer sa sécurité collective face à une Russie qui menace notre modèle démocratique. 

Mais aussi pour répondre à la crise alimentaire qui s’annonce dans les pays méditerranéens et accueillir dignement, non seulement les réfugiés ukrainiens mais aussi ceux qui fuient la guerre ou la violence dans d’autres pays.

Ces crises multiples pourraient ainsi redonner du sens à l’esprit humaniste de l’Europe.

L’Europe peut se donner les moyens financiers de répondre aux crises multiples – énergétique, alimentaire, migratoire, … – et retrouver ainsi un sens humaniste et solidaire.

Chacun peut agir

Quelles que soient les politiques fiscales et monétaires qui seront menées au niveau de l’Europe et des Etats, il est clair que la résilience de notre société dans les prochains mois dépendra de notre capacité à adopter des modes de vies plus sobres, tout en cherchant à garantir à tous la couverture des besoins humains fondamentaux. Travail, alimentation, santé, logement, mobilité, sécurité,… autant de besoins sur lesquels il est nécessaire que nous nous penchions et agissions urgemment de manière individuelle et collective.

Les leviers d’action au niveau local sont à la portée de tous moyennant une mobilisation générale. On peut parler de monnaies locales, de maraîchage particulier et collectif, de soutien bénévole aux agriculteurs, de filières de distribution locales, de création de stocks collectifs, de méthodes de conservation, de santé communautaire, de chantiers participatifs pour l’isolation des logements, de stimulation des solidarités, d’accueil des migrants, de création d’entreprises de l’économie sociale (coopératives de production et de fourniture d’énergie, distribution de paniers alimentaires locaux, …) et des entreprises de formation par le travail, de mobilité collective à mesure humaine, etc…

Tous ces leviers existent, ont déjà été activés quelques part, et peuvent être reproduits massivement s’ils sont soutenus par les pouvoirs publics et mis en œuvre de manière démocratique et équitable.

Lire nos articles : 

Inflation : agir sur les revenus plutôt que sur les prix de l’énergie ? 

Inflation : Quelles politiques pour une énergie durable et abordable ? 

Les énergies renouvelables protègent les ménages de la hausse des prix de l’énergie 

Comment mener une transition énergétique juste et inclusive ? 

Vu le contexte géopolitique très évolutif, nous vous invitons à suivre l’actualité sur ces différents médias : 

Toute l’Europe.eu 

Le Grand continent.eu 

Arte – Le dessous des cartes 

Le Monde diplomatique 

Hérodote.org