Début 2013, le chimiste Prayon, leader mondial dans le domaine des phosphates, confronté à la hausse de ses coûts énergétiques, mettait en place sur son site d’Engis avec la complicité d’une spin-off de l’ULg, un programme d’amélioration participatif de son efficience énergétique, baptisé Energy Maestro. Une démarche novatrice qui allait dégager en quelques mois des dizaines de milliers d’euros d’économies d’énergie.
La démarche de Prayon a été récompensée par plusieurs distinctions (Prix Belge 2013 de l’Energie et de l’Environnement, ener.CON Award 2014). Tandis que la cheville ouvrière de l’opération, Bernard Flament (Energy Optimization Manager), recevait de nombreuses invitations à exposer ses idées dans les milieux industriels. Rencontre.
Jean CECH (Renouvelle) : Qu’est-ce qui vous a conduit à engager une telle démarche ?
Bernard Flament (Prayon) : Au départ, c’est l’explosion des coûts énergétiques constatés au début des années 2000 sur le site d’Engis. Toute une série de réflexions ont alors été lancées, dont la cogénération qui était très « à la mode » à l’époque. On a exploré toutes les possibilités et la conclusion a été d’opérer un « fuel switch » en créant notre propre usine d’acide sulfurique – l’une de nos matières premières – pour en exploiter l’énergie dégagée par cogénération sur l’ensemble de notre site. C’est le projet Sulfine qui a permis de réduire considérablement nos factures de gaz et d’électricité. Mais son intégration posait, sur un site intégré comme le nôtre, pas mal de problèmes d’organisation pour utiliser au mieux l’énergie dégagée.
J.C. : Où se situait le problème ?
B.F. : Dans le dimensionnement bien sûr, mais aussi dans le passage de consigne. Non que les opérateurs faisaient mal leur travail, mais parce que le problème était mal adressé. Comme sur de nombreux sites industriels, chacun fonctionne un peu dans son propre compartiment, dans son « silo » comme nous avons coutume de dire. Cela crée toute une série de baronnies en fonction des différentes responsabilités, et sur un site de cette importance il n’en manque pas. D’où une série de dysfonctionnements préjudiciables à l’optimum énergétique.
J.C. : Comment y remédier ?
B.F. : Il faut d’abord en être conscient. Si vous ne l’énoncez pas clairement, vous n’arrivez à rien. Travailler de manière transversale n’est pas évident. Il faut apprendre à regarder et comprendre ce qui se passe dans le « silo » voisin. Puis à en tenir compte pour qu’une décision a priori irréprochable dans son propre compartiment de responsabilité ne débouche pas sur des aberrations dans le compartiment voisin, de sorte qu’on s’écarte peu à peu du schéma idéal de fonctionnement d’un site intégré. Pour éviter cela, il faut se mettre tous ensemble et étaler tous les problèmes sur la table, de manière à imaginer ensemble un mode commun de fonctionnement qui permette à chacun de vivre sereinement ses propres contraintes.
J.C. : Au risque se lancer dans d’interminables querelles de chapelle, non ?
B.F. : Je crois d’une part qu’on a toujours intérêt à demander aux gens d’exprimer leur point de vue. D’autre part, je reste convaincu que les opérateurs sont les détenteurs du véritable savoir d’exploitation de l’usine. Ils y passent l’essentiel de leur temps de travail quand l’ingénieur, lui, ne fera jamais que la traverser de temps à autre. Enfin, la culture d’entreprise est de plus en plus demandeuse de participation et il y a tout intérêt à en tirer le meilleur parti de sorte à donner du sens aux décisions prises en interne.
J.C. : Encore faut-il s’entendre sur des valeurs communes, individuelles et collectives…
B.F. : En effet. Et pour cela nous avons dû nous faire aider. Depuis deux ans, PEPITe (spin-off de l’ULg spécialisée dans la valorisation de données historiques issues de processus industriels de production, NDLR) nous accompagne dans cette démarche grâce à un outil logiciel et une méthodologie qui lui est propre. Il faut savoir que sur le plan technologique, le site est truffé de capteurs – souvent sous-exploités. De longue date, nous disposions par ce biais d’une multitude de données et donc nous ne faisions pas grand-chose, comme cela peut être le cas aujourd’hui dans la voiture que nous conduisons. Le spécialiste extérieur nous a amené les outils pour analyser toutes ces données, en extraire les plus pertinentes, établir les corrélations, et finalement incriminer – à travers ce que nous appelons un arbre de causes que nous avons coutume de réaliser dans le domaine de la sécurité – des réalités fonctionnelles et pratiques sur le terrain. Et il s’est arrangé pour rendre cette information non seulement parlante, mais aussi « sexy » et accessible à tous.
J.C. : Comment lui donner du sens précisément ?
B.F. : Pour cela, nous avons établi ensemble des indicateurs. C’est l’information synthétique que l’opérateur aura en permanence sous les yeux et qu’il lui suffira de suivre sur écran pour s’assurer à tout moment qu’il est toujours dans le bon. Comme sur le tableau de bord de votre voiture. Et si ce n’est pas le cas, le système lui dira pourquoi et comment il s’est écarté de la ligne. Au bout du compte, grâce à l’informatique, on observe sur des graphiques les performances globales de l’outil, parce qu’on est bien dans un processus d’amélioration continue…
J.C. : Précisément, il y a bien un moment où on est arrivé au bout de la démarche non ? Comment assurer la pérennité d’un tel système. Qu’on ne finisse pas par ne plus regarder l’écran parce qu’il ne bouge plus… ?
B.F. : Il faut maintenir le sujet sur la table en analysant en permanence toutes les incidents et toutes les causes. Tous les jours, cela doit garder du sens. Or nous sommes, sur un site comme celui-ci, dans un agencement technique tellement complexe, face à des interactions tellement multiples et à une évolution tellement permanente de l’outil, qu’il y a toujours quelque chose qui se passe. Il y a plein de monde, plein de contraintes, et cela change en permanence. Vous n’imaginez pas le nombre d’incidents ou d’aménagements qui viennent sur la table en permanence lors des réunions de production. Et à chaque fois, il y a un impact sur l’énergie.
J.C. : Et à chaque fois des économies d’énergies à glaner… ?
B.F. : Si l’on se place dans une perspective à deux ou trois ans, notre démarche actuelle peut amener du point de vue énergétique une amélioration supplémentaire de 10 à 12 %. Cela alors qu’on a déjà, comme beaucoup de processus industriels intensifs en énergie, pas mal travaillé sur le sujet d’un point de vue technique.
J.C. : 10 à 12 %, cela paraît énorme ! Comment est-ce possible ?
B.F. : Parce qu’on ne s’est pas attaqué suffisamment aux aspects humains et managériaux. Au début, à l’époque de la crise pétrolière, le premier réflexe dans beaucoup d’entreprises traditionnellement peuplées d’ingénieurs, avait été de reconsidérer l’outil et de renouveler certains équipements pour dégager des économies. En s’inscrivant dans une démarche d’amélioration continue on se rend compte que ces améliorations là sont vite limitées, notamment par les coûts que cela engendre. Dès que la rentabilité est supérieure à deux ans, les propositions d’investissements ont du mal à passer. Or, le potentiel d’économie est bien réel, dès que l’on aborde les autres facettes non technologiques de la question : l’organisation et l’individu.